Sortie renforcée de la Grande Guerre, ayant forgé avec la Royal Navy une véritable Special Relationship, l’US Navy, intégrée aux opérations alliées et sous commandement britannique, tire les leçons du blocus et de la lutte anti-sous-marine, met en service un premier porte-avions mais reste fidèle au combat d’escadres. En 1922, le traité de Washington consacre sa parité avec le Royaume-Uni, marquant le triomphe des puissances maritimes, une nouvelle ère navale, des menaces à venir dans le Pacifique.
L’United States Navy. Sortir de la guerre, tirer les leçons du conflit, assurer le triomphe des puissances maritimes (1918-1922)
L’United States (US) Navy est, au moment où elle sort de la Grande Guerre, une force navale opérationnelle, intégrée, expérimentée. La Marine américaine s’est transformée en un an et demi de guerre navale. Pourtant, les années de l’immédiat après-guerre voient le retour, aux États-Unis comme ailleurs, de la priorité accordée aux navires de ligne. Sortir de la guerre et maîtriser les mers : c’est dans ce contexte que la conférence de Washington assure, en 1921-1922, le triomphe des puissances maritimes et une parité, nouvelle pour les deux pays, entre les États-Unis et le Royaume-Uni (1).
Le 11 novembre 1918, avec 520 000 marins, près de 800 bâtiments de combat et 40 navires de bataille, les États-Unis disposent d’une Marine du double de celle de 1914 (2). Les forces navales américaines dans les eaux européennes se composent de 370 bâtiments de guerre, dont 11 navires de ligne, servis par 5 000 officiers et 75 000 officiers mariniers, quartiers-maîtres et marins. Elles disposent de 45 bases en très grande partie aménagées par les Américains eux-mêmes. En France, ce sont 1 400 officiers et 18 000 officiers mariniers, quartiers-maîtres et marins américains qui servent sous les ordres de l’amiral Wilson (3). À comparer aux quelque deux millions de soldats de l’US Army au même moment…
L’état-major de la guerre navale est à Londres : l’Amirauté, le blocus et les convois, la guerre anti-sous-marine. Comme l’écrit l’amiral William Sowden Sims, commandant en chef des forces navales américaines en Europe depuis le printemps 1917 (4) : « Il ne s’agissait pas de savoir si notre tactique […] était supérieure ou non à celle des Anglais. La Marine britannique avait trouvé ses propres méthodes de travail et telles quelles, celles-ci fonctionnaient admirablement. (5) »
Dès l’entrée en guerre des États-Unis, au printemps 1917, l’US Navy fait partie intégrante et intégrée des forces alliées, renforce leurs points faibles, se place sous le contrôle opérationnel du quartier général de la guerre navale : Londres. Suit, de juin 1917 à novembre 1918, un an et demi de travail commun et en commun. Les Britanniques font connaître aux Américains leurs renseignements, leur communiquent leurs méthodes, les initient à leurs pratiques en matière de chiffre. C’est dans le renseignement en matière navale que se trouve le début d’une véritable relation spéciale : « la Marine anglaise n’avait pas de secret qui ne fût communiqué à ses alliés américains » écrit l’amiral Sims (6).
L’Amirauté élabore les ordres généraux et les plans d’opérations, avec le concours des 192 officiers de l’US Navy qui y sont affectés à la date du 11 novembre 1918 et pleinement intégrés (7). Les commandants des forces et des bases américaines exécutent les instructions de Londres d’autant plus aisément qu’elles sont communes aux deux Marines. Pour preuve, un bureau d’études et de planification commun, appelé « Planning Section » est institué à Londres, sur une initiative américaine.
Transmissions, codes, signaux, manœuvres à la mer, écoles à feu sont ceux de la Royal Navy, comme les instructions nautiques et tactiques. Un contrôle opérationnel britannique, une force navale anglo-américaine intégrée, un an et demi d’expérience pour l’US Navy auquel il faut ajouter le transfert, par les Britanniques, celle de trois ans de guerre navale.
C’est en fait une logique d’opérations qui imprègne l’organisation du commandement, le contrôle opérationnel, les théâtres d’opérations maritimes : un conflit sur mer, dans le cadre d’une coalition, dont l’organisation est fonction des théâtres d’opérations maritimes (8). En Manche et en mer du Nord, dans l’Atlantique, ces théâtres essentiels pour le Royaume-Uni sont donc essentiellement britanniques.
En Méditerranée, la coordination des opérations, dans un théâtre maritime interallié, est à l’ordre du jour et y reste longtemps. De plus, le déplacement des centres de gravité de l’ouest, où dominent les intérêts français, vers l’est, terrain de jeu des intérêts britanniques, des opérations et des intérêts nationaux vient mettre à mal, très rapidement, les accords de 1912-1914 (9). Dans les faits, chaque fois que le Royaume-Uni est présent en force, c’est l’autorité opérationnelle du gouvernement de Sa Majesté et le contrôle opérationnel de la Royal Navy qui l’emportent. La situation se complique en mai 1915 avec l’entrée en guerre de l’Italie. En matière de renseignements, d’opérations, de retours d’expériences… aucune coordination véritable n’émerge.
À Londres, les 23 et 24 janvier 1917, lors d’une conférence sur la situation navale en Méditerranée, s’impose le constat d’un commandement mal organisé, d’une armée navale française toujours prête au combat d’escadres, d’une direction de la guerre difficile, sur un théâtre aussi vaste, d’une direction générale des opérations assurée nominalement par les Français mais en fait par les Britanniques, alors qu’un amiral britannique est nommé à la tête d’une « direction interalliée des routes en Méditerranée ». À l’ouest, les patrouilles, à l’est, des routes divergentes. Les résultats sont mauvais dans les deux cas.
Le 29 novembre 1917, lors d’une énième conférence à Paris, un conseil naval interallié est institué, en parallèle du comité interallié de guerre, lui-même renommé « conseil supérieur de guerre ». Il n’aura jamais la même consistance : le 26 mars 1918, c’est Foch qui est chargé du commandement des armées alliées sur le front de l’ouest. Il faut attendre le 1er juin 1918 pour que l’amiral anglais Jellicoe coordonne la guerre navale en Méditerranée, malgré l’opposition italienne ! Les flottes de guerre demeurent ainsi assez largement indépendantes les unes des autres, la Royal Navy sous l’autorité opérationnelle de l’Amirauté et un contrôle opérationnel britannique des forces britanniques, dans une logique de théâtre d’opérations.
La coopération entre la Royal Navy et l’US Navy, complète et confiante dès avril 1917, est véritablement unique au cours de la Grande Guerre, en matière navale. Elle tient beaucoup au fait que les autorités politiques et la hiérarchie navale américaines ont accepté d’engager leurs forces comme « un renfort des marines alliées » et de les mettre aux ordres et à la disposition du commandement britannique ou du commandement français, selon les théâtres d’opérations (10). Dans les faits, l’US Navy est intégrée au plan opérationnel à la Royal Navy. Elle adopte ses codes et ses signaux. Elle fait siennes son expérience et ses règles d’engagement ; elle apprend vite.
Que reste-t-il, en 1918, d’un an et demi d’opérations navales ? C’est, d’abord, l’expérience de la guerre sous-marine et de la lutte anti-sous-marine. Elle consacre une logique de milieu et non plus seulement de théâtre, avec des opérations, interarmes et interalliées : destroyers, chasseurs de sous-marins, aéronefs et hydravions, stations à terre alliées… reliés entre eux et entre Alliés. C’est ensuite, la projection et la protection des forces : par la réquisition des bâtiments de commerce allemands, réarmés et rebaptisés (11), par la mobilisation des chantiers privés, par l’armement en équipages des navires de transport, ce sont 46 % des transports de troupes américaines qui sont assurées par des marins de la marine marchande des États-Unis. C’est une organisation nouvelle, avec des organismes tels que l’« US Shipping Board » (1916), pour l’armement de bâtiments civils par l’US Navy, l’« Emergency Fleet Corporation », pour administrer la réquisition de bâtiments par la Navy, et le « Naval Overseas Transportation Service » (1918) pour l’affrètement des navires destinés aux transports de troupes. La sécurisation des flux maritimes, nécessité vitale pour l’US Navy, aboutit enfin à la constitution d’une Cruiser and Transport Force (12) qui préfigure la priorité à la chaîne logistique de la Seconde Guerre mondiale.
Les convois, la lutte anti-sous-marine et le transport de deux millions de soldats américains sont les clés de la victoire.
Le 20 juillet 1917, le Naval Act d’août 1916 est révisé, suivant en cela les préconisations du General Board of The Navy (13), en marquant un coup d’arrêt à la construction des cuirassés au profit des forces légères (14). En 1918, pour la première fois depuis les années 1890, la construction des forces légères l’emporte sur celle des cuirassés. Cependant, si l’on prend un peu de recul et si l’on considère le moyen terme, comme la période 1914-1920, les États-Unis ont construit 875 000 tonnes de navires de guerre, dont 13 cuirassés et 12 croiseurs, 56 sous-marins et 51 destroyers (15). Une marine de guerre équilibrée, en somme. À la fin de la guerre, l’US Navy compte 105 sous-marins, la Royal Navy 104, l’Italie 44 et la France 33. C’est le traité de Washington avant la lettre, sans le Japon…
Aucun navire de ligne de l’US Navy n’a été engagé dans un affrontement en haute mer, pendant la Grande Guerre. Pourtant, dès les années 1919-1920, l’établissement naval fait pression, à Washington, pour le retour à la doctrine qui prévalait avant l’entrée en guerre.
En termes de structure des forces, pour le General Board et le Chief of Naval Operations (16), le Battleship demeure le « Capital Ship » (17) : c’est le bâtiment de ligne à partir duquel doit s’organiser une marine, se concevoir les opérations navales, concentrer les efforts en termes de budget, de constructions, d’armement. En matière de planification opérationnelle, l’hypothèse du « War Plan Black » devient caduque avec la défaite allemande, les dispositions navales du traité de Versailles et le sabordage de la Marine impériale à Scapa Flow, le 21 juin 1919 ; mais demeure le « War Plan Orange », contre le Japon et, en arrière-plan, la volonté rémanente de devenir au moins l’égal du Royaume-Uni.
En 1918, l’US Navy dispose de 17 dreadnoughts, dont 3 en achèvement, la Royal Navy de 36, la Marine impériale japonaise de 7, dont deux en achèvement et la Marine nationale de 7. En 1919, le Président Wilson projette la construction de 10 dreadnoughts supplémentaires. Tout cela provoque une réaction de l’amiral Sims qui fait part de ses critiques, le 7 janvier 1920 en adressant à J. Daniels une lettre intitulée « Certain Naval Lessons of The Great War », dans laquelle il reproche au gouvernement des États-Unis de ne pas s’être correctement préparé à la guerre qui venait, de l’avoir mal conduite et de ne pas avoir compris les leçons de la Grande Guerre en matière navale. La lettre est rendue publique à la suite d’une audition de Sims par la sous-commission de la Navy au Sénat, peu de temps après (18).
Le 1er décembre 1920, le Navy Department publie son rapport annuel. S’il souligne l’importance de la mobilisation de la flotte de transport, les conséquences tactiques des armes nouvelles, comme le sous-marin et l’aviation navale, on y lit cependant que « Nothing that occured during The World War has served to change the Opinion of The General Board as the vital importance in War of The Battleship (19) » : c’est le retour au programme naval de 1916.
Dans le même temps, les États-Unis ne sont pas les seuls à défendre ces positions d’avant-guerre : les clauses navales du traité de Versailles sont édifiantes : l’Allemagne n’a pas le droit de construire des sous-marins ; elle peut mettre en chantier une flotte comprenant un nombre limité de bâtiments de surface, contingentés en déplacement et en calibres. Une bonne image des leçons ambigües de la Grande Guerre sur mer : si le rôle du sous-marin est reconnu, les navires de ligne cuirassés demeurent la colonne vertébrale des flottes de guerre. Le traité, signé le 28 juin 1919, n’est pas ratifié et donc pas non plus le « Covenant » qui aurait lié les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. En 1920 Harding, républicain et isolationniste, est élu.
Le début des années 1920 fait apparaître, bien que différents par leur ampleur respective, trois éléments de tension en matière de politique navale aux États-Unis. Ces tensions s’inscrivent en premier lieu dans le contexte d’une crise économique, financière et budgétaire, mais aussi politique, diplomatique et militaire, marquée par la guerre qui continue en Europe, à l’Est, dans les Balkans et au Proche-Orient. C’est aussi une tension entre la politique de sécurité collective – héritage de Wilson, la politique d’équilibre des forces – prônée par les amiraux américains qui veulent poursuivre la modernisation des forces navales, et la politique de désarmement, qui aurait les faveurs d’une opinion publique américaine elle aussi marquée par la Grande Guerre et favorable à un retour à l’isolationnisme. C’est, enfin, une tension au sein de l’établissement naval, à Washington, entre ceux qui comparent l’US Navy et la Royal Navy au sortir de la Grande Guerre, et ceux qui constatent la situation dans le théâtre d’opérations du Pacifique, où le Japon a récupéré les possessions de l’Allemagne et masque assez peu ses ambitions régionales et maritimes.
Pas de « pause » navale en effet pour le Japon, qui met en chantier, dès l919, un programme dit « 8-8 », soient 8 cuirassés de la classe Nagato de 32 500 tonnes et 8 croiseurs de bataille de la classe Amagi de 41 000 tonnes. Dans le même temps, l’US Navy entame le désarmement et la mise en réserve de la moitié des cuirassés et des destroyers, ainsi que les deux-tiers des croiseurs, soit la moitié des bâtiments en service en 1918, au profit à la fois d’un resserrement de ses capacités opérationnelles à partir de navires tous lancés après 1910 et pour les derniers en 1921, mais aussi de la mise en chantier de l’USS Washington et de l’USS West Virginia, de la construction en 1920-1921 de six nouveaux cuirassés de la classe USS South Dakota et de celle de six croiseurs lourds de la classe USS Lexington de 44 000 tonnes, tous armés d’une artillerie de 406 m/m. Le résultat en 1921, avant l’entrée en service de nouvelles unités de surface : une vingtaine de navires de ligne modernes, une douzaine de croiseurs et une centaine de destroyers, servis par 100 000 hommes, dont 8 000 officiers.
La nouvelle administration américaine prend ses fonctions en mars 1921 avec un programme isolationniste et de stricte suffisance budgétaire. Dès lors, la question posée par Charles E. Hugues, Secrétaire d’État du Président Warren Harding, est celle de la mise en cohérence de la politique étrangère et de la politique navale des États-Unis au sortir de la guerre. En août 1921, il accueille ses anciens alliés britanniques, français, italiens et japonais à Washington pour une conférence sur le désarmement naval et sur les principes et la politique à suivre en Extrême-Orient, alors même que les États-Unis n’ont ni ratifié le traité de Versailles, ni accepté la Société des Nations (SDN). La crise économique contraint les gouvernements à des réductions en matière navale ; la destruction de la flotte allemande laisse l’Angleterre sans rival en Europe ; c’est un jeu à trois puissances qui se joue donc à Washington (20) : États-Unis, Royaume-Uni, Japon. Et, comme le disait, Bismarck, dans un jeu à trois puissances, il faut être l’une des deux…
La conférence de Washington se conclut par un traité de limitation des armements navals, le 6 février 1922 (21) : pause navale de dix ans, hiérarchisation des forces navales, limitation des capacités des grands bâtiments. Elle voit la fin du « Two-Power Standard » au profit d’un « One-Power Standard » (22) par et pour les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui accepte une parité, nouvelle pour elle, avec les États-Unis. Les Anglo-Saxons pourront construire chacun 525 000 tonnes de navires de guerre ; le Japon est limité à 315 000 tonnes ; ce règlement se fait au détriment des marines secondaires, la France et l’Italie auxquelles ont été affectées 175 000 tonnes. Le traité précise également les types de bâtiments, leurs tonnages et les calibres maximum autorisés, se fondant d’ailleurs sur les raisonnements des experts qui considèrent toujours, en 1922, le cuirassé comme le « Capital Ship » des marines de guerre.
L’US Navy fonde, dans l’immédiat après-guerre, la structuration des forces navales sur le cuirassé, dans un rapport de force de 15 cuirassés pour les deux plus grandes Marines, 9 cuirassés pour le Japon et 5 pour la France et l’Italie.
La Navy consacre en même temps des efforts constants à la construction de sous-marins, à la formation d’une aéronavale, et laisse le champ ouvert au porte-avions, conçu il est vrai comme une plateforme pour escorter les cuirassés. L’USS Langley demeure le seul porte-avions de la Navy en 1922 et jusqu’en 1927 (23). Toutefois, à la suite du traité de Washington et de l’annulation des classes USS Lexington et USS South Dakota, le General Board fait le choix décisif des porte-avions lourds, permis par le traité de Washington, et maintient sur cale les USS Lexington et USS Saratoga, lancés en 1925 et mis en service en 1927.
Pour la France, la parité avec l’Italie passe si mal qu’il faut attendre un an avant que le traité soit ratifié en juillet 1923. Le traité de Washington, s’il consacre le triomphe des puissances maritimes et s’il rétablit une cohérence entre la politique extérieure des États-Unis et leur politique navale, n’est pour autant rien d’autre qu’une photographie réaliste de l’état des puissances et des forces navales au début des années 1920.
En 1914, c’est un jeu à quatre puissances navales : la Royal Navy, la Marine impériale allemande, l’US Navy, la Marine impériale japonaise. Le Japon est alors l’allié des Britanniques. En 1919, demeurent trois puissances navales de premier rang : le Royaume-Uni, les États-Unis, le Japon. La relation spéciale entre la Royal Navy et l’US Navy, née de la guerre navale et dans la guerre navale est confortée par la parité en matière navale décidée par leurs autorités politiques, militaires et navales et obtenue lors de la conférence de Washington. La rupture du traité anglo-japonais, en 1923, en est la conséquence. En 1923, le Pacifique est bien un enjeu et le Japon une menace. En 1923, le pétrole est une arme et le Proche-Orient un théâtre dont les États-Unis, propulsion au mazout des bâtiments de la Navy oblige, deviennent des acteurs, encore secondaires, il est vrai. En 1923, la France est seule pour faire face, sur le continent, à l’Allemagne et au communisme.
La sortie de la guerre navale voit le triomphe des puissances maritimes, qui se retirent de la scène européenne. Pendant un an et demi cependant, l’US Navy a pris toute sa place dans une guerre navale alliée. Une guerre en coalition, avec des relations interalliées et des instances de décisions qui ne sont plus seulement nationales. Autorité opérationnelle, contrôle opérationnel, planification opérationnelle : ce sont des modes d’exercice de responsabilités nouvelles, des modes d’exercice du commandement nouveaux, des articulations à repenser entre le politique et le militaire. Une autre culture politique, militaire et navale.
S’agissant de l’autorité opérationnelle, l’échelon politique et stratégique est assumé par le Président des États-Unis et le Gouvernement américain, en la matière W. Wilson et J. Daniels, comme c’est le cas ailleurs chez les Alliés, réunis en 1919 sous la formule des « Quatre Grands ». L’échelon stratégique et naval qui devrait leur correspondre se retrouve dans les Conférences navales interalliées, auxquelles les États-Unis participent à partir de novembre 1917.
L’amiral Sims, qui représente le gouvernement des États-Unis et l’US Navy dans ces conférences, peut souligner les excellentes relations personnelles qu’il entretient avec les amiraux français Lacaze et de Bon. Rien de comparable avec la relation spéciale et permanente qui s’est établie, y compris à ce niveau, à Londres entre les gouvernements et les Marines du Royaume-Uni et des États-Unis. Rien de comparable non plus avec la coordination stratégique, c’est-à-dire à la fois politique et militaire, qui s’est instituée sur le front français, avec le commandement des forces terrestres alliées confié au général Foch, si les bonnes relations qu’entretiennent les généraux Pétain, Haig et Pershing sont du même ordre que celles que connaissent les amiraux alliés, pour la plupart.
À l’échelon du contrôle opérationnel, s’il faut distinguer les théâtres, les espaces, les moments de la Grande Guerre sur mer, un fait l’emporte : la Royal Navy demeure sous l’autorité de la seule Amirauté britannique et le contrôle opérationnel du seul ressort des commandants des forces et des bases, maritimes et aériennes, « sur zone ». L’US Navy est, à la fois, associée et intégrée au déroulement des opérations, ne serait-ce que parce qu’elle a décidé d’adopter, dès l’entrée en guerre des États-Unis, l’ensemble des modes opératoires de la Royal Navy.
Il en est de même et fort logiquement de la planification opérationnelle, puisque l’intégration des deux Marines s’est opérée en matière de renseignement, de codes, de signaux, de règles d’engagement et de préparation des opérations. On pourra cependant distinguer trois éléments nouveaux dans lesquels l’US Navy a appris et développé un savoir-faire singulier : le blocus, avec une organisation franco-britannique depuis mars 1915, à laquelle les Américains se rallient ; les transports, les convois, la logistique ; la lutte anti-sous-marine et la protection des côtes, en particulier de France, avec une logique non plus de théâtre, comme dans la guerre d’escadres, mais de milieu, interarmes et interalliée, dans laquelle les amiraux alliés ont exercé une véritable responsabilité en commun.
L’US Navy qui sort de la Grande Guerre sur mer est une Marine nouvelle, non une nouvelle Marine. Le cuirassé demeure la colonne vertébrale de ses forces navales, dans le cadre d’un combat d’escadres en haute mer, comme en 1914. Avec une plus-value opérationnelle importante : l’intégration pendant un an et demi dans la plus grande marine du monde, la Royal Navy. La lutte anti-sous-marine et la protection des transports lui ont conféré une expérience nouvelle, avec une plus-value liée à une logique nouvelle, de milieu, interarmées et interalliée, ainsi que d’excellents matériels américains servis par d’excellents officiers, quartiers-maîtres et marins américains. Un nouvel environnement des forces navales américaines est enfin apparu, avec le renseignement naval, à l’école des Britanniques, la logistique, à l’école d’eux-mêmes, la capacité de mobilisation des chantiers navals, publics et privés en un temps record. Autant de leçons qui comptent.
Si la structuration des forces de l’US Navy demeure assez proche de celle de 1917, avec les forces légères dans un rôle différent de celui d’alors, elle laisse le champ ouvert, même après le traité de Washington, à l’aéronavale, aux porte-avions, aux croiseurs, aux sous-marins. Surtout, la planification opérationnelle s’est considérablement développée avec l’expérience de la guerre navale telle qu’elle a été conduite avec la Royal Navy et leurs alliés. En témoigne dans les années 1920 la décision majeure d’instaurer un « Joint Army-Navy Board », dédié à la planification interarmées. La Navy a compris la culture du changement. ♦
(1) Pour une approche maritime de la Grande Guerre, voir Lecoq Tristan, « La Grande Guerre sur mer. La Marine et les marins en guerre », Revue d’histoire maritime, n° 22/23, Presses universitaires de Paris-Sorbonne (PUPS), juin 2017, p. 369-402.
(2) Il est intéressant de noter qu’à cette date, 10 489 officiers d’active et 20 706 officiers de réserve, soit deux fois plus, servent dans la Navy. Still Jr William, Crisis at Sea. The Story of The United Navy in European Waters in World War I, University Press of Florida, 2006, p. 191.
(3) Husband Joseph, On the Coast of France. The Story of the United States Naval Forces in French Waters, A. C. McClurg and Co., 1919.
(4) Personnalité-clé à tous égards, l’amiral William Sowden Sims traverse l’histoire de la participation de l’United States Navy à la Grande Guerre sur mer. Morison Elton E., Admiral Sims and The Modern American Navy, Houghton Mifflin, 1942 ; Trask David F., « William Sowden Sims: The Victory Ashore » in Bradford James (dir.), Quaterdeck and Bridge. Two Centuries of American Naval Leaders Annapolis, Naval Institute Press, 1997 ; et Little Branden et Hagan Kenneth J., « Radical but right: Williams Sowden Sims (1858-1936) », in Hattendorf John B. et Elleman Newport Bruce, Nineteen Gun Salute: Case Studies of Operational, Strategic, and Diplomatic Naval Leadership during the 20th and early 21st Centuries, Naval War College Press & Government Printing Office, 2010, p. 1-10.
(5) Amiral Sims William S., La Victoire sur mer. Le rôle de la marine américaine pendant la guerre, Payot, 1925 p. 233.
(6) Ibidem, p. 22.
(7) Still Jr William, op. cit. p. 34.
(8) Lecoq Tristan « La Grande Guerre sur mer », op. cit. p. 394-395.
(9) Andurain (d’) Julie, « La Méditerranée orientale durant la Grande Guerre, nouvel enjeu entre la France et la Grande-Bretagne », Cahiers de la Méditerranée, t. 81, 2010, p. 25-44.
(10) Sims, op. cit. p. 59-60.
(11) Le Vaterland devient l’USS Leviathan et le Prinzessin Irene, l’USS Pocahontas.
(12) Flotte de transport militaire au long cours.
(13) La doctrine d’emploi de la Marine américaine est conçue, construite et pour partie mise en œuvre, de 1900 à 1950, par le General Board of The Navy, véritable conseil du gouvernement en matière navale, organisme de préparation des décisions qui portent sur des questions techniques, d’armement, de personnels mais aussi instance singulière qui la conduit à concevoir la stratégie et les opérations, à connaître le renseignement et à mettre en forme la planification, faute d’un état-major de l’US Navy. Composé des principaux officiers généraux en poste à Washington, il fonctionne de manière collégiale et ses prises de position sont très écoutées des responsables publics. Son inspiration générale est très « mahanienne », dans le contexte de la montée en puissance de l’US Navy.
(14) Le Naval Act du 29 août 1916 est signé par le Président Woodrow Wilson, trois mois après la bataille du Jutland, pourtant bien indécise. Ce « Big Navy Act » qui doit consacrer « A Navy Second to none » se concentre sur l’essentiel : le navire de ligne, ou battleship, ou dreadnought. Avec 10 navires de ligne à construire, dont 4 dès 1917, et 50 escorteurs, dont 20 à construire dès cette même année.
(15) Dans le même temps, ce sont 4 millions de tonnes de navires marchands qui sont construits, dont plus de 900 000 tonnes en 1917 – le double de l’année 1916 – et 2,4 millions de tonnes, pour la seule année 1918. Collin Maurice, La situation de l’armement maritime en France de 1914 à 1919 (thèse pour le doctorat de sciences politiques et économiques), imprimerie Maurice Dormann, 1920.
(16) L’amiral en charge des opérations navales porte le titre de « Chief of Naval Operations » et non de chef d’état-major de la Navy, ou bien de commandant en chef, ce qui montre clairement une subordination du militaire au politique et la concentration de l’autorité opérationnelle, en matière navale, au plus haut niveau de l’exécutif.
(17) Depuis l’apparition de l’artillerie navale cuirassée et du navire du même nom, dans le dernier tiers du XIXe siècle, cette expression désigne le cuirassé comme le bâtiment le plus important des flottes de guerre, à partir duquel sont conçus les règles d’engagement et la constitution des escadres.
(18) Senate Subcommittee of the Committee on Naval Affairs, Report on the Naval Investigation, 67th Cong., 1st session, Government Printing Office, 1921, p. 36.
(19) « Rien de ce qui est survenu pendant la Grande Guerre n’a permis de modifier l’opinion du General Board quant à l’importance vitale du bâtiment de ligne », U.S. Navy Department, Annual Reports of the Navy Department for the Fiscal Year (Including Operations and Recommendations to December 1, 1920), Government Printing Office, 1921 p. 211.
(20) Sondhaus Lawrence, The Great War at Sea. A Naval History of the First World War, Cambridge University Press, 2014, p. 358-366. Pour une analyse très complète et distanciée des positions, des discussions et des conclusions du traité de Washington, voir Archimbaud Léon, La conférence de Washington (12 novembre 1921-6 février 1922), Payot, 1923. Léon Archambaud, député radical de la Drôme depuis 1919, était rapporteur du budget des colonies.
(21) Un traité du Pacifique, ou « traité des quatre puissances », est également signé à Washington, qui montre le déplacement du centre de gravité de la politique extérieure des États-Unis. L’alliance anglo-japonaise de 1902, renouvelée en 1905 et en 1911, est dénoncée à la suite de ce traité, en 1923.
(22) Expression en usage dans la Royal Navy pour montrer que, depuis le statut naval de 1889, la Marine britannique devait être supérieure au total cumulé des deuxième et troisième Marines de guerre suivantes.
(23) Mis en service en 1922, l’USS Langley est un premier porte-avions expérimental, résultat de la conversion d’un charbonnier de 18 000 tonnes. Il est déclassé en 1937.







