Défendre le territoire national a été l’objectif principal depuis la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’à la fin de la guerre froide. Le dramatique échec de 1940 a considérablement pesé sur l’issue de 1945, mais les conflits de décolonisation ont conduit à confier à nos alliés, dans le cadre de l’Otan, la défense de nos frontières prolongées jusqu’à la ligne Oder-Neisse. À partir des années 1960, notre défense a reposé sur le triptyque très complet, dissuasion/protection/puissance, assurant la défense du territoire aux côtés de nos Alliés.
La France. Défendre le territoire, de l’entre-deux-guerres à la fin de la guerre froide
Défendre le territoire national et protéger les territoires de la France. Trois périodes se distinguent, de l’entre-deux-guerres à la fin de la guerre froide, par le contexte, par les acteurs et par les résultats. Une première période court des lendemains de la Grande Guerre jusqu’au désastre militaire et à l’effondrement politique de juin 1940 qui sanctionnent rudement l’échec des politiques de défense nationale comme les conceptions militaires qui y étaient associées. Une deuxième période va de la victoire alliée de 1945 jusqu’aux années 1966-1967, avec la protection du territoire confiée pour l’essentiel aux Alliés dans le cadre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (Otan). Une troisième période permet de mettre en place un triptyque singulier, dans le contexte de l’indépendance nationale : la dissuasion nucléaire, la protection des territoires et la puissance militaire, conjuguées dans la loyauté à l’égard des alliances de la France (1).
Comment comprendre 1918, la victoire et la reconquête des territoires perdus jusqu’à un découpage du territoire national, entre 1940 et la Libération, en six zones distinctes dont aucune n’est libre, si toutes sont soit annexées par le Reich, soit occupées tôt ou tard par les armées allemandes et italiennes, soit vassalisées et soumises à un régime né dans et par la défaite ? Dès les lendemains de la Grande Guerre, la protection de la terre et des hommes fut pourtant une véritable obsession des gouvernements successifs comme des responsables militaires, dans la ligne des années 1874-1880 et des fortifications du système défensif du général Séré de Rivières. Protéger les territoires du Nord et de l’Est, tenir sur le Rhin, assurer des alliances de revers et mobiliser l’Empire. L’expression inachevée de cette époque, c’est la ligne Maginot.
Les années qui suivent la victoire des Alliés de 1945 s’inscrivent dans un tout autre contexte. Si les armées françaises ont pu prendre Stuttgart et Karlsruhe en avril 1945, ces villes ne figurent pas dans la zone d’occupation concédée à la France en juillet 1945. À partir des années 1950 et dans le cadre de l’organisation militaire de l’Alliance atlantique, les formations de combat françaises qui y sont intégrées se concentrent au Nord, à l’Est, en Allemagne, tandis que la France se couvre de casernes, de bases aériennes et de dépôts alliés, que les usines d’armement y prennent leur essor et qu’elle devient une base arrière de l’Otan dans les territoires. La défense des territoires de la France est dès lors assurée par les Alliés et par une Armée française qui consacre dans le même temps une part majeure de ses forces aux conflits indochinois (1945-1954) puis algérien (1954-1962).
On lira en conséquence les années 1960 comme celles de la transition, avec trois éléments structurants que sont la dissuasion, la distance maîtrisée vis-à-vis de l’Otan et le retour de la thématique de la protection de territoire national, avec la Défense opérationnelle du territoire (DOT).
Le retour du général de Gaulle à la tête de l’État ne change en effet la donne que lentement. Il lui faut huit années pour mettre fin aux conflits coloniaux, construire une armée nouvelle, affirmer l’indépendance nationale. Quitter l’intégration de nos armées sous commandement américain. Faire quitter le territoire aux troupes de l’Otan. Le triptyque « dissuasion-protection-puissance » se met en place à la fin des années 1960, et la protection des territoires constitue jusqu’aux années 1990 une assise essentielle de la dissuasion. Trois enceintes de protection : la 1re Armée, le nucléaire « préstratégique » et la triade stratégique sur terre, sous les mers et dans les airs y concourent. Si les armées françaises n’occupent pas de « créneau » en Allemagne pour livrer une bataille de l’avant, la participation des troupes françaises en 2e échelon fait bien de la force militaire française un recours essentiel.
De la victoire à la défaite : l’échec de la protection du territoire
Dès les lendemains de la victoire de 1918, alors que sur le sol de l’Europe la guerre fait encore rage pour quelques années, l’obsession de la protection du territoire national redevient une constante réaffirmée de la politique militaire. L’avant et l’arrière sont liés, et les territoires de la République doivent être protégés. Le terme de « protection des territoires » fait d’ailleurs l’objet d’occurrences de plus en plus nombreuses dans les discours officiels. Comment y parvenir, dans un contexte économique et financier difficile (2), alors que les luttes politiques sont exacerbées et l’instabilité gouvernementale persistante ? Alors que la France est seule en Europe face à l’Allemagne ? Alors que les alliances de revers se délitent les unes après les autres ou, pire, ne suffisent plus ? La France n’a plus, sur le continent et comme allié militaire que la Pologne après Munich, et encore ! Restée seule, l’Angleterre peut dès lors dicter la ligne (3).
Dans les faits s’impose progressivement une trilogie qui associe l’Empire (pour compenser l’état de la démographie), l’or (pour se procurer les armements nécessaires) et le béton (pour protéger les territoires). Une doctrine défensive n’excluant pas la manœuvre, le réarmement pour contrer celui de l’Allemagne enclenché au grand jour en 1935, la mobilisation en France et dans les colonies. Si la guerre survient, elle doit être longue (4).
Quelques points de repère. Mise en place en 1927, la Commission d’organisation des régions fortifiées (CORF) fait le choix de défendre les frontières françaises avec une ligne de fortification construite en temps de paix, dont l’ossature est composée de trois Régions fortifiées (RF) : Metz, la Lauter et Belfort. Elle est à l’origine de la réalisation de la majorité de la « ligne Maginot », en métropole (dans le Nord-Est comme dans le Sud-Est), en Corse (l’organisation défensive de la Corse), ainsi qu’en Tunisie (la ligne Mareth). Les premiers travaux débutent en 1928. Le gros des travaux est achevé en 1936, alors que les crédits militaires sont au plus bas pour l’Armée de terre. Les éléments les plus solides sont les deux groupes d’ouvrages des RF de Metz et de la Lauter. Loin de constituer une « ligne » comme on l’appelle dès 1935 et ainsi qu’elle est présentée par les autorités politiques et militaires, c’est un ensemble composite et interrompu de très gros ouvrages très modernes, remarquablement pourvus en armement et en soldats, et d’ouvrages plus légers.
La « Ligne » Maginot a-t-elle rempli les missions que l’on attendait d’elle : protéger les territoires du Nord et de l’Est, économiser les hommes, conserver la possibilité d’une manœuvre ? Elle ne couvre pas la Belgique, le Luxembourg ni les Ardennes. Bruxelles déclare sa neutralité en 1936. Loin de permettre une économie en soldats, les troupes « d’intervalle » composées de régiments d’infanterie et d’artillerie de forteresse, pour la plupart statiques, s’installent entre les zones fortement fortifiées. Plus gravement, le Haut commandement confié au général Maurice Gamelin décide d’une manœuvre qui consiste à entrer en Belgique avec les meilleures unités des armées françaises et britanniques pour passer à l’offensive, une fois déclenchée celle des Allemands. En deux temps, en novembre-décembre 1939 et le 12 mars 1940, il place à la gauche de cette opération la seule armée jusque-là en réserve du commandement et l’une des meilleures, la 7e Armée du général Henri Giraud. À la suite de l’adoption de plan Manstein, le commandement allemand arrête le lancement de deux offensives : l’une par la Belgique et les Pays-Bas – celle qu’attend le commandement français qui déclenche l’entrée en Belgique, le 10 mai. La seconde, à travers les Ardennes, concentre chars et bombardiers en piqué, pour prendre à revers les armées françaises et foncer vers la mer : celle à laquelle l’état-major français n’est ni matériellement, ni surtout intellectuellement prêt (5). Le corps de cavalerie est engagé en Belgique et aucun corps blindé n’existe, les Divisions cuirassées de réserve (DCR) en cours de constitution n’y ressemblent en aucune façon. La crainte du commandement allemand et de Adolf Hitler d’une manœuvre française en direction du flanc gauche de la Wehrmacht est sans fondement, malgré de Gaulle et la 4e DCR, Montcornet et Abbeville. Les armées françaises, prises au piège et défaites, ne défendent pas le territoire national.
En juin 1940, le résultat est connu : l’effondrement militaire, le territoire français divisé en six zones, des conséquences politiques et morales dramatiques. Une crise de l’État et de l’Armée. Un traumatisme de longue durée. L’occupation allemande et le régime de Vichy. Pour participer à la libération du territoire et des territoires, entre 1943 à 1945, le Comité français de libération nationale (CFLN) et le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) doivent accepter, en échange du réarmement, de l’équipement, de l’entraînement des soldats français une subordination des forces françaises aux alliés américains.
La 5e Division blindée de la 1re Armée française peut bien occuper Karlsruhe le 4 avril 1945, puis Stuttgart du 20 au 22 avril 1945. Ce n’est pas ce que la planification opérationnelle du commandement américain avait arrêté. La France obtient à la Conférence de Postdam une zone d’occupation prélevée sur les zones britannique et américaine, sans Stuttgart ni Karlsruhe dans un premier temps, et dont le dessin comme le dessein montrent qu’il s’agit bien de protéger les territoires du Nord et de l’Est. L’Armée française est sous contrôle opérationnel du commandement allié. Intégrée, en quelque sorte. Et après la Victoire ? À qui appartiendra la mission de défendre le territoire national ?
Le général de Gaulle s’en souvient lorsqu’il décide de la réorganisation de la défense nationale, de 1958 à 1966 (6). De la loi du 11 juillet 1938 « sur l’organisation de la Nation pour le temps de guerre » à l’ordonnance du 7 janvier 1959 « portant organisation de la défense nationale » et les décrets des années 1960 qui en composent la déclinaison, c’est bien la protection du territoire national qui porte l’empreinte de sa pensée militaire et de sa volonté politique.
Des années 1950 aux années 1960 : protéger le territoire, entre les guerres coloniales et l’Alliance atlantique
Entre 1945 et 1966, la question de la protection des territoires est posée sous deux régimes : les IVe et Ve Républiques. Attention cependant : 1958 est une césure politique, mais la guerre d’Algérie dure jusqu’en 1962, les Forces aériennes stratégiques sont opérationnelles en 1964, le général Charles Ailleret, Chef d’état-major des armées, est à la manœuvre pour que s’opère la modernisation des Armées de 1962 à 1968, et c’est en 1966 que s’achève la phase finale du retrait des forces françaises des commandements intégrés de l’Otan (7).
Quel est l’effort militaire de la IVe République pour protéger les territoires ? Faut-il reconstruire, réarmer, conduire deux conflits coloniaux en même temps, dans un contexte d’instabilité politique… et de stabilité des chefs militaires ? La part des dépenses militaires dans le budget de l’État est de 40,7 % en 1945, de 20,6 % en 1949, de 18,3 % en 1950 et de 40 % entre 1951 et 1955… Autant dire que le soutien financier et militaire des États-Unis s’impose, en échange d’une forme de subordination qui cesse en 1966. Il n’empêche qu’entre 1954 et 1964, enjambant le changement de régime, la France reçoit 40 % de l’aide attribuée aux Alliés (8).
Bras armé de l’Alliance atlantique scellée le 4 avril 1949, l’Otan se met en place en 1950-1951, avec la général Dwight Eisenhower comme commandant en chef interallié en Europe (SACEUR). La France y trouve sa place, avec un rôle logistique de premier plan : c’est à Paris et dans la région parisienne que se trouvent les installations des instances de direction et de commandement (secrétaire général, commandant suprême interallié (9), commandement du théâtre « Centre Europe » (10)) ; les ports du Havre, de Nantes, de Bordeaux assurent l’accueil des forces américaines dans les plans alliés et la France se couvre de terrains militaires alliés, en particulier de l’US Air Force qui servent de bases de desserrement. L’Armée de terre, dite « de transition », est concentrée en Allemagne et au nord-est de la France (11). Les territoires de la France confèrent enfin aux Alliés une profondeur de champ et un espace de manœuvre, si la bataille « de l’avant » ne suffit pas à arrêter les armées du Pacte de Varsovie (12). On comprend que les États-Unis aient donné une garantie nucléaire, au sein de l’Otan, à la France dans le cadre de la doctrine américaine des « représailles massives » en vigueur jusqu’en 1962.
On comprend également la participation française à l’opération Stay Behind mise en place par l’Otan dans les années 1950, via le service « Action » du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), dont l’objet est de monter des réseaux clandestins et militaires coordonnés par l’Otan, pour combattre une éventuelle occupation par le bloc de l’Est en se tenant prêtes à être activées en cas d’invasion par les forces du Pacte de Varsovie (13). Elle opère en France et ailleurs en Europe de l’Ouest jusque dans les années 1990.
L’Armée française est cependant engagée en Indochine et en Algérie. Avec 200 000 soldats en Indochine, de 1946 à 1954, le commandement français ne peut assurer qu’une partie de ses obligations pour la défense de l’Europe : dix divisions d’infanterie à 75 % de l’effectif théorique, deux divisions d’infanterie en Algérie et le reste en Indochine. En 1958, seuls 50 000 soldats français servent en Allemagne et 200 000 en France, avec un déficit d’encadrement en officiers de 15 à 20 % et en sous-officiers de 35 à 40 %. 400 000 servent en Algérie. La solution réside dans un renforcement des unités américaines et le réarmement de l’Allemagne, en 1955 avec la création de la Bundeswehr.
Jusqu’au retrait de l’Algérie, la réorganisation de la défense nationale et la modernisation des armées, la protection du territoire et des territoires est ainsi assurée par l’Otan, par les Américains, par la British Army on The Rhine (BAOR) et les divisions blindées allemandes, et celles des troupes françaises qui y sont intégrées lorsqu’elles sont disponibles. Les années 1962-1966, de la fin de la guerre d’Algérie au retrait des organismes de planification de l’Otan sont dès lors des années de transition, de préparation, de décision afin de réorganiser la défense nationale. Trois objectifs : sortir de la guerre d’Algérie, poser les fondements de la défense nationale, « recaler » la position française dans l’Alliance atlantique. Avec trois éléments structurants : la mise au point d’une force de frappe nucléaire, le désengagement relatif de l’Otan et le retour d’une protection des territoires métropolitain, outre-mer et maritime.
C’est sur le troisième volet de cette trilogie qu’il convient de porter notre regard : l’organisation territoriale de la défense de la France, mise en place dans les années 1960 et qui dure près de trente ans. Une relation très forte s’instaure entre les Armées et les territoires, qui n’est pas sans rappeler celle qui les unissait des années 1880 à la Grande Guerre. Défendre la France, c’est défendre son territoire. Une fois de plus dans notre longue histoire, la menace est aux frontières. La défense doit donc être aux frontières, mais lesquelles ?
L’espace national est structuré en territoires en fonction d’une mission de défense nationale, c’est-à-dire globale et permanente. Des zones de défense et des régions militaires qui associent l’organique et l’opérationnel, le civil et le militaire, les engagés, les appelés et les réservistes, quadrillent le pays et disposent de moyens dédiés. Les grands commandements opérationnels comprennent plusieurs divisions militaires territoriales (DMT) (14), l’ensemble constituant la Défense opérationnelle du territoire (DOT). Les unités militaires d’active et d’appelés se renforcent de réservistes et se découplent, en quelque sorte, pour « activer » des unités de réserve de la DOT. Des convocations « verticales », pour cette opération fréquente et répétée, individuelles lorsque les DMT ont besoin de renforts ponctuels sont organisées. La cohésion, l’esprit de corps, la camaraderie sont au rendez-vous. L’armement, l’équipement, l’entraînement font l’objet d’efforts, à la mesure des crédits militaires.
L’opération ultime, c’est la mobilisation générale. La volonté ultime, c’est la défense du territoire national.
C’est ainsi que se constitue une assise territoriale, populaire et nationale de la dissuasion, élément central de la programmation et de l’effort de défense, dans le même temps que sont assurées la garde au Rhin, la présence des forces françaises en Allemagne et l’hypothèse de se porter quelque jour jusqu’à l’Oder-Neisse, si les grands malheurs du monde survenaient.
Les années 1930 s’étaient achevées avec l’échec de la protection des frontières et du territoire. Des années 1950 aux années 1960, le territoire national est protégé dans le cadre de l’Otan. Des années 1960 aux années 1980, c’est la trilogie dissuasion/protection des territoires/puissance qui se met en place, avec une distance qui n’exclut pas la fidélité à l’égard de l’Otan.
Le triptyque dissuasion/protection/puissance
Dans les débats publics et parlementaires des années 1960 sur la défense nationale, deux éléments de différence et un élément d’inquiétude se distinguent. Là où, sous la IVe République, les questions d’armement nucléaire étaient secrètes, elles deviennent dès les débuts de la Ve République le socle d’une politique publique de défense nationale, si la doctrine de dissuasion fait rarement question. De plus, ces débats révèlent une inquiétude, en particulier chez les parlementaires, qui interrogent la constitution d’une force de frappe nucléaire au double prisme d’un affaiblissement de la protection du territoire national et de nos engagements envers l’Alliance atlantique.
Le cadre international de la politique de défense évolue cependant fortement, de la crise de Cuba (1962) à la détente (1972) et de la détente à la reprise de la guerre froide, au début de la décennie 1980, à l’issue de laquelle la Russie soviétique a considérablement accru le niveau de ses forces conventionnelles. Dès lors, la défense du territoire s’effectue à partir de trois priorités, jusqu’à la fin de la guerre froide. Assurer la protection des territoires, en France et outre-mer. Assurer la protection du territoire de nos Alliés, dans le cadre de la défense de l’Europe et non d’une défense européenne. Assurer la protection des espaces maritimes, des routes maritimes et des ports. S’y ajoutent des expéditions militaires maîtrisées en matière politique et réduites en nombre de soldats, en particulier en Afrique où la guerre froide se joue aussi.
En matière militaire et budgétaire, c’est la réduction du nombre de soldats qui l’emporte dans l’Armée de terre : 755 000 soldats en 1960, 400 000 en 1970, 339 000 en 1989. L’Armée de l’air passe dans le même temps de 400 avions de combat en 1970 à 300 en 1985 et 200 au début des années 1990, tandis que le tonnage des bâtiments de combat de la Marine nationale, de 270 000 tonnes en 1970 est de 170 000 t au début de la décennie 1990. Mais ces restrictions en nombre masquent deux évolutions essentielles : de 1960 à 1992, le poids des dépenses militaires dans le budget de l’État passe de 28,5 à 14,7 %, mais à l’issue de trente ans d’augmentation du budget général de l’État et alors que les dépenses consacrées à la constitution, à la consolidation, puis à la consécration de la force de frappe qui, absorbant la moitié du budget militaire dans les années 1960, compte pour le tiers de ce budget à la fin des années 1980. Surtout, cette évolution se traduit par un investissement massif dans de nouveaux armements terrestres (AMX-10RC, AMX-13, AMX-30), aériens (Mirage III, Mirage IV, Jaguar) et maritimes (frégates Suffren et Duquesne, escorteurs d’escadre)…
Ce sont ces forces qui permettent de conjuguer la dissuasion, la protection et la puissance.
Les caractéristiques des années 1966 à 1989 dessinent, en apparence, un tableau composite d’ambivalences et de tensions. Ce sont à la fois l’affirmation de l’indépendance nationale, le retrait maîtrisé des commandements intégrés de l’Otan et la fidélité à l’Alliance atlantique. Alors que le commandement militaire prend ses distances avec l’Otan, en matière nucléaire dès 1959, aérienne en 1960 et maritime en 1963, le général de Gaulle est le premier à apporter la preuve que la France soutient ses alliés dans les crises qui rythment la guerre froide dans les années 1960. Il n’empêche : à compter du 1er mars 1966, les Alliés ont un an pour évacuer le territoire national. C’est la désorganisation du théâtre « Centre Europe », avec le départ du SHAPE pour Mons et celui d’AFCENT pour les Pays-Bas. Avec un allongement des distances pour les bases aériennes, qui quittent la France, entre autres pour l’Angleterre. Avec le désengagement allié des ports français. Avec la réduction de la profondeur de manœuvre en Europe de 1 000 kilomètres. Là où la bataille de l’avant était un choix pour les Alliés, elle devient une nécessité. En pleine guerre froide (15).
Un an après, les accords Ailleret–Lemnitzer semblent clarifier la situation sans changer la donne.
En décembre 1967, avec l’accord formel du général de Gaulle, chef de l’État et chef des Armées et de Pierre Messmer, ministre des Armées, le général d’armée Charles Ailleret, Chef d’état-major des Armées (Céma) publiait un article intitulé « Défense “dirigée” ou défense “tous azimuts” » dans la RDN, dans lequel il développait la doctrine de défense française en matière nucléaire et confirmait le caractère national de la défense de la France (16).
La même année, le 22 août 1967 avaient été signés entre le Céma français et le général américain Lyman Lemnitzer, commandant des forces armées du Pacte atlantique, les accords qui définissaient les modalités opérationnelles de coopération entre les forces françaises et les forces de l’Otan, au terme du retrait de la France des organes de planification intégrés de l’Otan. En cas de guerre, les forces françaises en Allemagne pourraient être rattachées au contrôle opérationnel du commandement allié Centre Europe (AFCENT), si la France en décidait ainsi et tout en restant sous l’autorité opérationnelle du président de la République, chef des Armées.
Ces accords furent confirmés en 1974 et restèrent en vigueur jusqu’à la fin de la guerre froide : accords Valentin–Ferber du 3 juillet 1974 qui créent des procédures communes en matière militaire entre les Alliés et la 1re Armée française, accords Biard–Schulze en 1978, concrétisés en 1986 et 1987 par des manœuvres communes. Dans la décennie 1972-1982 qui conduit au retour de la guerre froide entre 1983 et 1985, et jusqu’à la fin de la guerre froide, les territoires de la France redeviennent ainsi, et de fait, une base arrière de l’Otan et un réservoir de forces.
Ce ne fut pas simple. En 1976, le général d’armée Guy Méry, Céma, écrit un article dans la RDN : « Une armée, pour quoi faire et comment ? » (17). Assurant qu’il n’y aurait pas de « créneau » dès le temps de paix pour l’Armée française à la frontière des pays membres de l’Otan et donc pas de participation à la défense de l’avant, il n’excluait pas que la 1re Armée puisse constituer un 2e échelon et prendre part à la bataille en Centre-Europe, en « … alliés fidèles et loyaux ». Il écrivait cependant qu’«… il n’est nullement exclu par contre que nous participions à cette bataille de l’avant. Je pense même pour ma part qu’il serait extrêmement dangereux pour notre pays de se tenir volontairement éloigné de cette première bataille au cours de laquelle se jouerait, en fait, déjà notre propre sécurité. Ceci n’exclut pas pour autant l’idée d’une bataille aux frontières car nous pourrons y être contraints, soit que la défense de l’avant se soit effondrée trop vite, soit que notre décision d’intervention ait été trop tardive, soit que nos mouvements aient été gênés par les actions adverses ».
S’agissant de ce que l’on appelait à l’époque les « armements tactiques » dont disposait la 1re Armée depuis 1974 (18), en fait des armes préstratégiques (19), il ajoutait qu’« … elles sont, avant tout, destinées à produire sur ce champ de bataille un événement majeur qui marque nettement le changement de nature du combat et qui signifie ainsi à l’adversaire notre détermination d’aller jusqu’à l’utilisation des représailles massives s’il poursuivait néanmoins son entreprise. Cela souligne bien le caractère politique de la menace de leur utilisation et de leur emploi éventuel qui ne peuvent relever que de la plus haute autorité de l’État » (20).
Les réformes militaires accomplies dans les années 1977-1978, en parti-culier dans l’Armée de terre, aboutissent en effet à la constitution d’une puissante armée capable de se porter en appui de ses alliés pour défendre les territoires de la France, c’est-à-dire le territoire national (21). C’est à la 1re Armée concentrée en Alsace et en Moselle, dans le Nord et en Allemagne que revient cette mission. Pour la remplir, elle compte dans les années 1980 jusqu’à 200 000 soldats, 1 500 chars, 400 hélicoptères, dans le même temps que 450 avions de combat assurent son appui aérien. C’est la réserve française du théâtre Centre-Europe. C’est même la seule réserve de l’Otan, en tenant compte du fait que le 3e Corps d’armée américain mettrait un mois pour parvenir sur le champ de bataille de l’Europe (22).
Nos troupes pouvaient être utilisées selon des options diverses, auxquelles les états-majors français et alliés travaillaient, mais sous deux conditions. Qu’elles fussent portées en un seul ensemble sur le champ de bataille, et non loin du territoire national, pour bien marquer à qui revenait la décision de son emploi et ce qu’elle devait en tout premier lieu défendre et protéger.
Entrait en effet en jeu un facteur décisif. Une fois l’offensive des Soviétiques déclenchée, l’Armée française pourrait contre-attaquer pour défendre son territoire, remplir ses obligations envers ses alliés et, surtout, bloquer l’avance de ses ennemis avant d’enclencher un « ultime avertissement » par la décision du chef de l’État de mettre en œuvre des missiles « préstratégiques » dont le nom montre bien ce qu’il resterait après leur usage. Dissuasion, protection et puissance étaient dès lors assurées dans un cadre à la fois d’indépendance nationale, de protection du territoire national et de fidélité à nos alliances.
Conclusion
La question des territoires est au cœur des relations entre la France et son Armée, de l’entre-deux-guerres à la fin de la guerre froide. Avec une constante : l’essentiel des formations de combat est massé dans les trois régions du Nord-Est, ainsi qu’en Allemagne après 1945. Il s’ensuit une véritable spécialisation des territoires, entre la protection militaire, les dépôts, les entrepôts, les soutiens, les industries d’armement, plus ou moins loin des frontières.
Ce qui est certain tout au long de cette période historique, c’est que pour tenir aux frontières, se battre dans la profondeur du champ de bataille européen, dans la fidélité à nos alliances il faut que l’arrière tienne. L’arrière qui tient, qui défend, qui protège, c’est la défense opérationnelle du territoire, ses DMT et ses moyens dédiés.
C’est la participation des citoyens à la défense nationale, dans une trilogie très construite qui fait reposer la défense nationale sur la dissuasion, la protection et la puissance. Le lien entre les territoires, la force de frappe et la puissance conventionnelle est essentiel, avec la mobilisation générale d’une part, la 1re Armée, l’ultime avertissement, la bataille d’autre part et la triade des forces nucléaires aériennes, terrestres et océaniques enfin. C’est bien cela, que la réponse à trente ans de menace massive, militaire, mondiale sur le territoire national.
À trente ans de certitudes ont succédé trente ans d’incertitudes. À trente ans de réponses ont succédé trente ans de questions. À trente ans d’efforts militaires ont succédé trente ans de désarmement, de désindustrialisation, de départ des territoires.
Le tournant de la guerre du Golfe et les trente ans qui ont suivi ont aussi conduit à la suspension de la conscription et du service militaire, à vingt-cinq ans d’expériences diverses pour encadrer une forme d’engagement de la jeunesse et à la déréliction de la réserve militaire, à une constante de la politique extérieure et de défense depuis près de trente ans : les opérations extérieures, c’est-à-dire la projection, aux dépens de l’équilibre qui prévalait au début des années 1990 entre la dissuasion, la protection et de la puissance, dans l’indépendance nationale, dans l’autonomie stratégique et dans le respect des alliances de la France. Elles ont connu des évolutions à la fois politiques et militaires, inscrites dans le contexte changeant des théâtres dans lesquelles elles se déployaient. Dans un cadre général de démilitarisation, en particulier en Europe. Le retour de la guerre dans l’après après-guerre froide conduit à un changement de paradigme (23).♦
(1) Yché André, « Défense et territoire », RDN, n° 854, novembre 2022, p. 7-12 (https://www.defnat.com/).
(2) Jusqu’en 1932, plus de la moitié du budget de l’État est consacrée aux conséquences de la Grande Guerre (reconstruction, réparations, dettes, pensions, etc.).
(3) Duroselle Jean-Baptiste, La décadence 1932-1939, Imprimerie nationale, 1979, 568 pages.
(4) Graud Philippe, « Le rôle de la doctrine “défensive” dans la défaite de 1940 : une explication trop simple et partielle », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 214/2004, p. 97-123 (https://doi.org/10.3917/gmcc.214.0097).
(5) Duroselle Jean-Baptiste, L’abîme 1939-1945, Imprimerie nationale, 1982, 611 pages.
(6) Lecoq T., « Refaire l’Armée française (1943-1945). Des deux rives de la Méditerranée à l’Allemagne », RDN n° 860, mai 2023, p. 97-107 (https://www.defnat.com/) et « De Gaulle. Un modèle de gouvernement. L’organisation de la défense nationale », RDN, n° 848, mars 2022, p. 69-75 (https://www.defnat.com/).
(7) Lecoq T., « Le général de Gaulle et le général Ailleret : le caractère et la carrière, la modernisation des Armées, le politique et le soldat », RDN n° 874, novembre 2024, p. 83-94 (https://www.defnat.com/).
(8) Corvisier André (dir.), Histoire militaire de la France – André Martel (dir.), Tome 4 : De 1940 à nos jours, PUF, 1994, 712 pages.
(9) Le Grand quartier général des forces alliées en Europe (SHAPE).
(10) Voir par exemple, Pendriez Nicolas, « L’Otan à Fontainebleau : une présence structurante presque effacée », RDN, n° 870, mai 2024, p. 21-29 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23436&cidrevue=870).
(11) Franc Claude, « La France et l’Otan. La France de la Quatrième, pilier de l’Otan », RDN n° 861, juin 2023, p. 178-182 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23210&cidrevue=861).
(12) Le commandement des forces alliées du « Théâtre Centre Europe » de l’Otan prend le nom d’Allied Forces Center Europe ou AFCENT.
(13) Sinai Tamir, « Eyes on Target: ‘Stay-behind’ forces during the Cold War », War in History, vol. 28, n° 3, juillet 2000 (https://doi.org/10.1177/0968344520914345).
(14) Ainsi par exemple la 23e DMT à Rouen, la 32e DMT à Caen…
(15) Soutou Georges-Henri, La guerre de Cinquante Ans. Les relations Est-Ouest 1943-1990, Fayard, 2001, 768 pages.
(16) Ailleret Charles, « Défense “dirigée” ou défense “tous azimuts” » RDN, n° 263, décembre 1967, p. 1923-1932 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=21610&cidrevue=805).
(17) Méry Guy, « Une armée pour quoi faire et comment ? », RDN, n° 356, juin 1976, p. 11-34 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=1728&cidrevue=356).
(18) Le missile Pluton était un système balistique nucléaire à courte portée lancé d’une rampe lance-missile montée sur un châssis chenillé AMX-30. Cet équipement constituait la force de dissuasion tactique nucléaire de l’Armée de terre pendant la guerre froide entre mai 1974 et 1993. Les régiments Pluton étaient stationnés en France… Le missile Hadès, de portée supérieure, lui succéda en 1994 pour être démantelé en 1996.
(19) Elles ne seront redéfinies comme telles que sous la présidence de François Mitterrand.
(20) Les anciens Premiers ministres et ministres (respectivement des Armées et de la Défense nationale) Pierre Messmer et Michel Debré réagirent vivement au texte du général Méry. Un exemple : P. Messmer déclarait peu après lors d’un entretien télévisé « Le rôle de la 1re Armée est de tirer ses missiles Pluton. Après, son rôle sera terminé » (souvenirs personnels de l’auteur). Le président de la République Valéry Giscard d’Estaing soutint le Céma devant les auditeurs de l’IHEDN le 1er juin 1976, RDN, n° 353, juillet 1976, p. 5-20 (https://www.defnat.com/).
(21) Carjean Francis, « Armée de terre - Réorganisation 1977 en métropole », RDN n° 366, mai 1977, p. 154-156 (https://www.defnat.com/) et « Réorganisation des forces en métropole et en Allemagne », RDN, n° 378, juin 1978, p. 160-162 (https://www.defnat.com/).
(22) Franc C., « La 1re Armée française avant la chute du mur de Berlin », RDN, n° 857, février 2023, p. 114-119 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23103&cidrevue=857).
(23) Lecoq T., « Les engagements extérieurs de l’Armée française. De la fin de la guerre froide au retour de la guerre en Europe », RDN, n° 865, décembre 2023, p. 102-109 (https://www.defnat.com/).







