Au Maroc, d’un règne à l’autre
Le dimanche 26 février 1961, vers dix-sept heures, il se fit un grand silence à travers le Maroc. Par la radio, par l’énorme chuchotement qui constitue le fameux « téléphone arabe », par la rumeur enfin, les Marocains venaient d’apprendre la mort soudaine de leur roi, quelques heures plus tôt. Et ce peuple sentit une sorte de froid, de lourde absence, de vide douloureux.
Bien sûr, tous les Marocains n’aimaient pas Mohammed V. Il y avait ceux qui avaient choisi de prendre parti contre lui, huit ans plus tôt ; il y avait ceux que l’absolutisme royal avait humiliés ou dépossédés ; il y avait ceux que le grand espoir soulevé par son retour, en 1955, avait laissés sur leur faim ; il y avait aussi ceux que les partis ou mouvements de gauche et d’extrême-gauche avaient dressé ou tenté de dresser contre la monarchie, contre la dynastie. Il y avait les mécontents, les aigris, les frustrés — une assez vaste et informe opposition qui, depuis deux ans, s’exprimait aussi bien par une presse de ton fort libre que par les graffitis sur les murs des médinas et les palissades misérables des bidonvilles, où les dénonciations du luxe royal et de la confiscation du pouvoir par le palais se faisaient de moins en moins rares. Mais cette sourde colère semblait avoir soudain disparu, faisant place à une affliction quasi-générale, ou plutôt à un sentiment plus proche encore du désarroi que de la douleur, de l’affolement que de la tristesse. On regrettait un roi habile et majestueux, dont le nom se confondait avec le mot et la notion — confuse pour bien des gens — d’indépendance. On déplorait la mort d’un homme qui avait été exilé en raison de son nationalisme et dont on disait qu’il en avait souffert ; ou pleurait la disparition de l’imam des croyants du Maghreb dont l’évidente piété avait su ne pas faire obstacle à l’évolution des mœurs. Mais c’est une crainte confuse qui dominait.
L’attachement des Marocains pour leur roi avait deux fondements, l’un familial, l’autre religieux ; le souverain leur paraissait un père capable de les protéger contre l’adversité, et comme le détenteur d’une bénédiction du Très-Haut. Tout cela leur était-il arraché ? C’est pourquoi, ce dimanche-là, et tandis que M. Bourguiba s’apprêtait à prendre la route de Rambouillet, le Maroc était triste et désemparé.
Il reste 89 % de l'article à lire