Débats
• Que manque-t-il à Gaïdar et Kirienko pour se réhabiliter aux yeux des Russes ?
Gaïdar porte le poids de l’échec de ses réformes et il est considéré comme l’un des responsables du début de la catastrophe économique. C’est un personnage sans expérience du terrain, surgi de la Pravda pour expérimenter la mise en œuvre de l’économie de marché dont il ignorait tout. Sans se risquer à faire de pronostic, a priori Gaïdar n’a pas de beaux jours devant lui. Quant à Kirienko, les Russes ne lui en veulent pas autant, car il n’est resté que cinq mois au pouvoir. Il n’est pas considéré comme un responsable de l’effondrement, mais simplement comme celui qui a hérité d’une situation catastrophique. Il est vu comme un homme intelligent, jeune ; il a donc une carte à jouer.
• On dit qu’à Moscou il n’y aurait pas de capitalisme : existerait-il ailleurs ?
S’il y a un capitalisme en Russie, il est certainement à Moscou. En fait, il s’agit d’une forme dévoyée de capitalisme. Le cas de Moscou est intéressant pour étudier la Russie : c’est le seul endroit où on a eu une véritable élaboration d’une stratégie économique. Il s’agissait de prélever les gains financiers du commerce, de la finance, de l’immobilier, pour les réinvestir dans l’industrie. Or, cette diffusion n’est pas possible à l’échelle de la Russie, car le secteur tertiaire est beaucoup trop faible, mais c’est possible à Moscou. On a effectivement prélevé pour répartir l’argent, mais on n’a pas restructuré ; ce fut une politique de prestige dont a tiré profit l’industrie automobile sans qu’elle sache assurer la commercialisation de ses voitures, qui sont d’ailleurs trop chères. On refuse de toucher à l’organisation du travail comme à celle de la production.
À Moscou, quand cette stratégie rentière sert les intérêts de la mairie, on va assez loin : la propriété privée y a été rétablie depuis un mois, ce qui n’est pas le cas au niveau fédéral puisque le code de la terre est bloqué à la Douma. C’est donc un capitalisme sans partage équitable des réformes.
• L’armée russe est-elle dangereuse pour l’ordre public ? Au temps de l’URSS, elle était la source de légitimation du régime par suite de la victoire de 1945. Elle a perdu ce prestige et ne rêve qu’à reconstituer l’Union soviétique, mais elle est déchirée entre ses tendances maximalistes, ce qui lui ôte toute prise sur la réalité.
• Au sein de la CEI, il semble que l’influence russe s’efface ; quelles sont les autres influences qui se manifestent ? Il y en a naturellement une américaine, mais peut-il y avoir une influence turque ? Est-ce que la Chine peut en acquérir une dans l’avenir et enfin l’Union européenne pourra-t-elle peser ultérieurement ?
Les acteurs au sein de la CEI sont fort nombreux. On doit parler des États-Unis, car leur attitude à l’égard de cette région a notablement évolué depuis 1994-1995. Suivant en cela les analyses de Brzezinski, ils se sont implantés dans l’espace anciennement soviétique. Ils se sont placés, politiquement, dans plusieurs États de la région ; dans le domaine de la sécurité, soit par l’intermédiaire de l’Alliance atlantique, soit directement : en Ouzbékistan, en 1995, c’est un officier américain qui a été nommé comme conseiller permanent auprès des forces armées. L’influence de l’Alliance atlantique grâce au Partenariat pour la paix est très importante : la plupart des pays de la zone souhaitent que se développent des coopérations ayant trait aux manœuvres, à l’information, à la formation, etc. Et cela fonctionne très bien. Influence américaine également dans le domaine économique.
La Turquie est aussi un partenaire : lors de l’effondrement de l’URSS, elle a même cru qu’elle allait devenir le principal allié des pays turcophones, mais ses espoirs ont été en partie déçus car ceux-ci se sont aperçus que la Turquie n’avait pas les moyens de mener une politique d’envergure. Si elle reste très présente culturellement, elle n’a pas acquis une place importante dans le domaine économique.
L’Iran est un partenaire notable, notamment au Turkménistan. La Chine, mais aussi le Japon, ont pris des initiatives dans un certain nombre de pays sans qu’il soit possible de discerner quels sont les États « cibles » de ces deux nations.
En ce qui concerne l’Union européenne, ce n’est pas elle qui est présente : c’est chacun de ses membres, et en particulier l’Allemagne, qui mènent des initiatives dans la CEI. Bref, la Russie reste fort présente, mais elle est talonnée par d’autres partenaires.
• Quel est le rôle du FMI dans cette crise et quel est le discours russe à l’égard de cette institution ?
Il faudrait pousser l’analyse fort loin pour déceler le rôle du FMI dans la crise. D’un autre côté, il est vrai qu’il y a un discours ambivalent à Moscou : l’un de rupture de la part de ceux qui ont le sentiment qu’on leur dicte le jeu, mais Primakov n’a pas cette attitude et il aura une position très différente lors des discussions qui vont se tenir. Le problème reste la Douma qui vient de refuser de voter le report de la baisse de la TVA, ce qui était une des exigences du FMI.
Il y aura un accord minimal : le FMI va donner à la Russie ce qu’elle lui doit, ce qui permettrait l’accès aux négociations des Clubs de Paris et de Londres. De toute manière, on ne peut pas imputer l’échec au FMI. Il y a l’aspect financier et l’aspect politique : le FMI s’est fait piéger quand, en 1996, on a ouvert le marché de la dette à terme aux non-résidents. Il s’est trouvé dans une situation où les comptes publics se dégradaient ; et s’il se retirait, il provoquait une crise des changes.
En outre, le FMI et l’ensemble des acteurs occidentaux parties prenantes ont considéré, à partir de 1996, que globalement l’Administration Eltsine était réformatrice. Donc, il fallait coûte que coûte la soutenir. A posteriori, ce choix ne semble pas avoir été le bon. Le FMI aurait dû se désengager et ne pas avaliser une situation sans issue puisque sans réformes structurelles correctement menées. Désormais, il n’y aura pas d’aide sans conditions.
• À propos de la démocratisation de la Russie, il convient de préciser qu’Eltsine a imposé une Constitution privant de tout pouvoir le législatif. Que la Douma et le Conseil de la Fédération se soient opposés à Eltsine ne peut être que bénéfique pour l’équilibre entre les pouvoirs.
Lors de la dislocation de l’URSS, le pouvoir central s’est inspiré des exemples occidentaux. Une fois la France et la Belgique débarrassées de leur empire, elles ont retrouvé la prospérité, et à Moscou on s’est dit pareillement : la Russie est plus riche que l’ensemble des autres anciennes républiques de l’Union soviétique, et donc elle pourra s’en sortir, ce qui a conduit celles-ci à chercher à se libérer de l’emprise de la Russie.
• On ne parle plus guère de l’étranger proche, est-ce à dire que la Russie n’a plus les moyens d’exercer son influence aux alentours ? On a longuement parlé de la CEI sans évoquer l’Ukraine ; or les relations entre la Russie et celle-ci sont le pilier de la CEI. Comment vont se développer ces relations ?
Les résultats d’une enquête menée en 1993 montrent qu’il y a une société entièrement tournée vers l’Europe, alors que les pays de la CEI n’apparaissent vraiment que pour mémoire. Dans cette enquête cependant, 70 % des personnes citent l’Ukraine, 40 % citent le Kazakhstan ; donc on voit apparaître l’idée que l’étranger proche était un fardeau qui freinait la marche vers l’Occident, mais était sous-jacente l’idée que ces pays avaient besoin de la Russie et qu’en conséquence ils reviendraient dans son giron. La presse russe est fort critiquée à cet égard, mais c’est surtout pour reprocher à Moscou son pro-occidentalisme davantage que pour accuser la Russie de n’avoir plus les moyens de sa politique. La question de l’Ukraine est à coup sûr décisive, et les évolutions sont tellement profondes que les différends sont sans doute réglés. Certes l’Ukraine n’a pas signé la Charte de la CEI, elle n’est pas signataire du Pacte de sécurité, mais elle est toujours présente dans les réunions de la CEI, notamment dans le domaine économique. Il est regrettable que la Russie ait manifesté à son égard une désinvolture renversante. L’Ukraine ne cesse de chercher à se rapprocher de l’Europe, mais ses possibilités sont restreintes et sa transition vers la démocratie est sans doute moins avancée qu’elle ne l’est en Russie.
La Russie et les membres de la CEI sont encore considérés comme une menace pour l’Otan, tout à la fois pour des raisons historiques et psychologiques. De plus, jusqu’en 1994, il y avait dans le discours des responsables russes une certaine ambiguïté, les pays d’Europe centrale et orientale devant, eux aussi, être considérés comme l’étranger proche. La question qui se pose, plus que celle de la menace russe, c’est celle de l’instabilité russe : c’est un problème fort important pour ces derniers. Que sera l’après-Eltsine ? Cependant, il y a bien sûr d’autres motivations à cette extension de l’Otan, lesquelles ne dépendent pas de Moscou.
• On n’a pas abordé le domaine des nouvelles technologies. Jusqu’au lancement du Spoutnik on pouvait considérer que la rivalité russo-américaine était assez équilibrée. Aujourd’hui, les trois domaines qui conditionnent la métamorphose de la société, à savoir les technologies de la communication et de l’information, les industries culturelles et multimédias, et tout ce qui concerne les sciences de la vie, semblent assez stériles en Russie ; peut-être pas en recherche fondamentale, mais dans les applications. Or, c’est à partir de ces transformations technologiques que l’Amérique édifie actuellement sa supériorité. Cela contribue à amoindrir le prestige de la Russie. Un tel handicap ne me rend pas très optimiste sur la possibilité du rebond de la Russie.
Il est exact que, pour la Russie, il y a un fossé à passer de la recherche aux applications rentables, même dans l’automobile.
• On a parlé de la déliquescence de l’armée russe. En dehors des forces nucléaires existe-t-il des domaines encore satisfaisants ? Par exemple, recrute-t-on des officiers de bonne qualité ? L’École de guerre fonctionne-t-elle ? Etc.
Le processus de réorganisation de la formation est en cours. On essaie de recentrer au maximum les structures, notamment en ce qui concerne les postes de commandement. Le facteur qualitatif est mis en évidence. Il est exact que l’état des casernes n’est pas brillant, encore est-ce un euphémisme ! En ce qui concerne les conscrits, il y a des difficultés d’habillement. Dès lors, ceux-ci vivent très mal et certains ne mangent pas à leur faim.
• Est-ce que l’Ukraine a une réalité durable compte tenu de la diversité des régions, du fait que c’est un pays qui m’apparaît comme schizophrène ? Est-ce que l’Ukraine dispose des moyens d’avoir une réalité, d’exister face à la Russie ?
C’est de confirmation de la souveraineté que vous parlez. Il y a de moins en moins de gens qui se posent la question. En Europe, on a été traditionnellement davantage tourné vers la Russie, mésestimant la capacité de l’Ukraine à afficher une identité propre. Ce pays va mal, il ne faut pas se leurrer, mais en tant que tel, il a acquis une crédibilité certaine. Ce qui a compté pour l’Ukraine, ce sont les succès qu’elle a remportés dans sa politique étrangère. Jusqu’à janvier 1994, tant que la question nucléaire n’a pas été résolue, le monde occidental a refusé de coopérer avec ce pays. À partir de l’accord sur la dénucléarisation, le problème a été réglé et ce fut le point de départ de la coopération avec les États-Unis. Dès lors, l’Ukraine a développé sa coopération avec l’Occident ; elle a été l’un des premiers signataires du Partenariat pour la paix. Certes, on ne parle pas de son adhésion à l’Otan : le sujet reste tabou, mais les Ukrainiens souhaitent une coopération la plus étroite possible avec l’Alliance atlantique. De ce fait, le problème de la souveraineté ukrainienne soulève de moins en moins de questions. Il n’en demeure pas moins que tout cela reste à confirmer.
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• Ce que je retiens, c’est que les exposés de cet après-midi ont dégagé une atmosphère quelque peu plus pessimiste que ceux du matin. Il reste évident que la Russie n’est pas sortie d’affaire. À mes yeux je crois qu’elle fait partie de l’étranger proche ; il est très important pour nous de savoir ce qu’elle va devenir, et surtout de faire en sorte qu’elle redevienne une nation stable. Je suis étonné de constater que la Russie n’est toujours pas, en France, un sujet d’importance.
18 mars 1999







