L’Europe a choisi de se construire en tournant le dos à la puissance. Ce choix est inspiré par des conceptions politiques universalistes ou mondialistes qui vont jusqu’à remettre en cause l’État. Il convient de s’intéresser à deux options politiques majeures qui sous-tendent ces courants de pensée et qui sont tout d’abord le rêve d’une démocratie universelle et ensuite la défiance envers l’action humaine non réglementée car celle-ci tend vers la puissance. Ces deux options politiques paraissent inadaptées à la nature de l’Homme et les régimes politiques qui s’en inspirent, courent à l’échec. Il y a lieu de penser que l’Homme européen et sa Cité n’échappent pas à la règle.
L'homme européen et la puissance
Power and European Man
In its grand design, Europe has decided to renounce power. That choice stems from universalist or globalist political concepts that go so far as to question the State itself. So it is worth taking a look at two major political options that underlie these trends of thought: first, the dream of a universal democracy, and, second, distrust of unregulated human activity since it tends towards power. These two political options appear nevertheless to be ill-suited to the nature of Man, and political regimes founded on them head for failure. There is good reason to think that European Man and his City are no exception to the rule.
Robert Kagan, intellectuel néo-conservateur américain, dans son essai La puissance et la faiblesse (1), étudie les raisons qui séparent les Européens et les Américains dans leur appréhension des problèmes internationaux actuels. À la fin du chapitre intitulé « Psychologie de la puissance et de la faiblesse », il écrit une phrase qui mérite qu’on s’y attarde : « …dans la mesure où ils croient à la puissance, les Américains pensent que celle-ci doit servir à promouvoir les principes d’une civilisation libérale et d’un ordre mondial libéral ». Ce qui signifie donc que les Européens, eux, n’y croient plus. Pierre Manent dénonce également cet abandon de la puissance et compare les nations européennes à des quasi-mollusques « qui ont une carapace de plus en plus mince et poreuse, mais des instruments d’administration si démesurés et si détachés de leur chair molle qu’elles ont perdu une grande partie de leur capacité de se mouvoir… Elles sont immobiles dans la jouissance, de plus en plus vétilleuse en même temps que plus précaire, de leurs droits » (2). Dans un article sur Raymond Aron (3), Nicolas Baverez affirme, pour le regretter, que l’Europe moderne « a renoncé à la puissance » et il dénonce sa volonté de « sortir de l’Histoire ».
En effet, il existe aujourd’hui en Europe un débat profond sur l’adaptation de la puissance aux défis contemporains. Le cuisant échec de la politique américaine en Irak pourrait lui donner une réponse définitive. Voici ce qu’écrit Bertrand Badie dans son livre récent L’impuissance de la puissance (4) : « Dans un monde de complexité, la puissance collective perd son sens… L’État n’est pas à tout jamais le seul entrepreneur de sécurité et il ne saurait être pour toujours condamné à l’affrontement… Les sociétés prennent ainsi leur revanche sur les États, la violence devient le fait d’un marché incroyablement déréglementé. Penser le monde à travers une filiation où se succèdent Hobbes, Metternich, Clausewitz, Carl Schmitt et Kissinger ne permet plus d’accéder à la complexité du jeu international qui a cours aujourd’hui ». Ce débat sur la légitimité moderne de la puissance atteint donc par ricochet la conception voire la légitimité même de l’État qui est, dans une compréhension classique, le corollaire quasi-univoque de la puissance. En outre, il oppose dorénavant les États aux nations et remet donc en cause indirectement la notion de bien commun, propre à une nation homogène qui suscite l’État pour qu’il assume ce bien commun. Quant à l’Europe, il semble effectivement qu’elle se construise aujourd’hui en référence à la disparition de la puissance et donc à l’affaiblissement des États. Son discours sur le soft power masque mal un rejet doctrinal de la puissance.
Les conceptions qui inspirent la construction européenne se rattachent d’une manière profonde aux courants de pensée mondialistes et universalistes qui sont les contestataires fondamentaux de l’État et de sa puissance. Les arguments ne manquent pas pour justifier la fin du modèle de relations internationales centrées sur l’État. Ils sont fondés sur certaines observations pertinentes de l’évolution du monde. Il faudrait les examiner de près. Mais d’une manière plus fondamentale, il convient de s’intéresser à deux options politiques majeures qui sous-tendent les courants de pensée mondialistes : le rêve d’une démocratie mondiale et la défiance envers l’action humaine non réglementée car tendant invariablement vers la puissance.
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