Que penser de la récente crise entre l'Inde et le Pakistan ? Ces derniers jours, de nouveaux affrontements ont eu lieu dans la zone disputée du Cachemire entre New Dehli et Islamabad. Didier Chaudet analyse ce face à face militaire à travers le prisme des inquiétudes économiques et sécuritaires qu'il peut engendrer en Asie ainsi que dans le monde et y voit un bénéficiaire principal : la Chine.
Inde-Pakistan : retour sur une crise (T 1710)
India-Pakistan: A look back at a crisis
What should we make of the recent crisis between India and Pakistan? In recent days, new clashes have taken place in the disputed region of Kashmir between New Delhi and Islamabad. Didier Chaudet analyzes this military standoff through the prism of the economic and security concerns it may generate in Asia and the world, and sees a primary beneficiary: China.
Ce samedi 10 mai, l’Inde et le Pakistan acceptaient un cessez-le-feu après quatre jours d’échanges militaires intenses entre les deux États et plusieurs semaines de tensions. À l’heure où ces lignes sont écrites (11 mai 2025), il tenait toujours, malgré des critiques de New Delhi et Islamabad affirmant que le pays voisin l’avait déjà violé, deux ou trois heures après l’avoir accepté. On aurait pourtant tort de penser que la crise est derrière nous : elle n’est qu’un épisode de tensions sud-asiatiques qu’il serait nécessaire de suivre plus sérieusement.
Une crise importante mais prévisible
La crise était prévisible parce qu’elle est d’abord le produit d’un conflit qui n’a pas été réglé entre l’Inde et le Pakistan, celui du Cachemire. Islamabad et New Delhi considèrent que le voisin occupe une partie de cette région qui devrait lui revenir dans son intégralité. Territoire à majorité musulmane mais divisé en sous-régions avec leurs propres intérêts politiques (1), il est l’un des plus militarisé au monde ; dans la portion indienne, les atteintes aux droits de l’homme et la politique centralisatrice et identitaire hindoue (2) de Narendra Modi n’ont pas aidé à apaiser les soubresauts une jeunesse locale. Jeunesse qui, parfois, se tourne vers l’action terroriste.
Un terrorisme qui, du point de vue de New Delhi, doit son efficacité au soutien pakistanais et devant forcément entraîner une réponse. En décembre 2001, et lors du « 11 septembre indien », l’attaque terroriste de Mumbai en 2008, la modération avait prévalu. Puis, en réponse à des attaques terroristes contre ses forces de sécurité, en 2016 et 2019, le pouvoir indien a fait le choix d’une pression militaire plus directe. Le 26 février 2019, des avions militaires ont frappé en territoire pakistanais, une première depuis la guerre de 1971. Or, le 22 avril 2025, à nouveau, le premier ministre Modi s’est trouvé confronté au même dilemme : devoir réagir à une autre attaque terroriste, avec des civils tués dans une ville touristique cachemirie, Pahalgam. Certes, il n’y a pour l’instant aucune preuve (3) d’implication des autorités pakistanaises, pour cette attaque, mais pour les Indiens, la responsabilité pakistanaise était vue comme une évidence.
Le risque d’une montée des tensions unique a été confirmé quand New Delhi a décidé de suspendre le traité sur le partage des eaux de fleuves communs, ce qui n’avait jamais été fait même en temps de guerre entre les deux pays. C’était mettre 80 % de l’agriculture irriguée et de l’hydroélectricité pakistanaises en danger. Certes, pour l’instant, l’Inde n’a pas les capacités de stopper ou de détourner l’eau destinée au Pakistan, mais le manque de communication entre les deux gouvernements sur les projets indiens liés à ces eaux communes pourrait être suffisant pour provoquer une crise humanitaire dans un avenir proche (4). Début mai, alors qu’il y a déjà eu des tirs entre soldats indiens et pakistanais à la frontière, Narendra Modi a annoncé vouloir « couper l’eau » dont son voisin a besoin. Puis les 6 et 7 mai, il y a eu des frappes de missiles sur neuf sites au Pakistan, entraînant attaques et contre-attaques militaires entre les deux pays.
Un vainqueur surprenant : la Chine
Après des actions militaires qui ont pu faire craindre une nouvelle guerre indo-pakistanaise, il est légitime de se demander qui a « gagné » lors de cette crise. Certains diront que c’est l’Inde, qui a répondu à la pression populaire et médiatique en se montrant ferme en réponse à une attaque terroriste ; d’autres mettront en avant la capacité de résistance du Pakistan comme une victoire en soi. Enfin, le Président Trump ayant été celui qui a annoncé le cessez-le-feu, l’implication américaine a forcément permis l’apaisement même temporaire, donc il est clair qu’à la Maison Blanche, on s’attribue naturellement cette couronne de lauriers. Toutefois, une étude plus approfondie mène à penser que le seul véritable vainqueur de cette crise est un acteur relativement discret : la Chine.
L’Inde pouvait avoir l’impression d’une supériorité militaire écrasante lors de cette crise. Elle avait importé pour 20 milliards de dollars de matériel militaire américain sur la dernière décennie et avait le Rafale dans son aviation. Pourtant, même s’il faudra quelque temps avant que l’on puisse avoir le détail de ces journées de tensions, force est de constater que le Pakistan a su tenir et répondre aux actions indiennes. Or, l’armement pakistanais provient à 81 % de Chine. Dans le cadre de cette crise, il semblerait que la grande puissance asiatique ait rapidement fait parvenir une centaine de ses meilleurs missiles Au-delà de la portée visuelle (APV) PL-15, les mêmes qui, pendant la crise permettront d’abattre des avions indiens (5). Par ailleurs, selon les médias indiens, depuis quelques années, les Chinois aident à renforcer la défense de l’Azad Cachemire. C’est un avion chinois, le J-10C, qui aurait été capable de perturber le système de communication et radar du Rafale et d’en abattre au moins un (6). Arrivé au cessez-le-feu, on peut raisonnablement penser que le matériel militaire chinois a aidé le Pakistan à tenir. Sans tirer un coup de feu, ses capacités de combat face à l’Inde, et même face à la technologie occidentale, semblent avoir été confirmées.
Un point d’autant plus important qu’à New Delhi comme à Islamabad, on pense depuis quelque temps à la possibilité d’une guerre sur deux fronts pour l’Inde, contre le Pakistan et la Chine (7). Les tensions sino-indiennes, à leur frontière commune, n’ont pas été réglées et l’Inde, dans la « seconde guerre froide », s’est clairement positionné dans le camp américain en Asie. Dans le débat sur cette question de guerre sur deux fronts, un ancien chef d’état-major, Manoj Mukund Naravane, a mis en avant la possibilité d’une victoire indienne si même face à deux voisins considérés comme hostiles, New Delhi peut en frapper un de façon décisive tout en évitant que l’autre ne soit engagé dans le combat. Cette crise a peut-être montré la tentation indienne d’une telle solution… mais aussi les limites d’une telle stratégie, par l’aide chinoise au Pakistan.
Pour Islamabad, cette crise est la confirmation que Pékin est un allié indispensable. Quant à la Chine, tout en voyant sa technologie militaire en action, elle a su se présenter comme une puissance appelant au calme. Une attitude responsable et appréciée par beaucoup en Asie, face aux risques qu’implique une montée des tensions entre deux puissances nucléaires.
Un danger nucléaire à prendre au sérieux
Le risque nucléaire peut être nié par certains analystes, mais le fait est qu’il est pris au sérieux depuis plusieurs années. Le Bulletin of the Atomic Scientists a publié, en 2019, le résultat des travaux d’une équipe universitaire dirigée par le professeur Alan Robock à ce sujet (8). Ses conclusions sont sans appel : selon l’intensité des échanges nucléaires, cela signifiera la mort de 50 millions à 125 millions de personnes, des grandes villes détruites et inhabitables, des infrastructures et des institutions financières en ruines… et, pour le reste du monde, un hiver nucléaire et la famine pour un grand nombre de personnes, bien au-delà de l’Asie du Sud.
On peut se rassurer en affirmant que même s’ils sont dotés de l’arme nucléaire (180 têtes nucléaires pour l’Inde, 170 pour le Pakistan), les élites indiennes et pakistanaises sont assez rationnelles pour ne pas aller jusqu’à l’emploi de l’arme suprême. C’est une approche qui ne prend pas en compte le fait que dans une guerre où il y a un déséquilibre des forces, la meilleure façon de gagner est d’agir vite : or, le Pakistan connaît le déséquilibre entre ses capacités militaires et celles de l’Inde ; quant à l’Inde, on a rappelé le risque d’une Chine s’engageant dans le conflit, ce qui ferait de New Delhi un acteur qui, lui aussi, voudrait agir avec la vitesse qu’inspire la crainte d’être vaincu.
Par ailleurs, il est difficile d’être optimiste quand on se penche sur les doctrines nucléaires des deux pays. Certes, la doctrine indienne, publiée en 2003, affirme le non-recours en premier aux armes nucléaires. Néanmoins, ce point a, par la suite, été remis en cause par deux ministres de la Défense du premier ministre Modi, Manohar Parrikar (2016) puis Rajnath Singh (2019). Ce dernier préférait évoquer une politique qui s’adapterait aux circonstances. De fait, déjà dans la doctrine de 2003, ledit non-recours disparaît s’il y a emploi d’armes chimiques/bactériologiques par un adversaire. De même, s’il y a un emploi même limité de l’arme nucléaire par un adversaire, la riposte indienne sera obligatoirement massive. Or, il est clair que la principale cible de la doctrine est le Pakistan, un pays qui, dans une guerre conventionnelle, aujourd’hui, serait forcément mis en difficulté face à l’Inde. C’est pour cette raison qu’Islamabad a d’abord été ambiguë sur le non-recours en premier, puis a semblé, ces dernières années, rejeter ce concept, qui n’a pas grand sens face à un ennemi plus puissant. En conséquence, en 2011, ont été développées des armes nucléaires tactiques pour des actions ciblant spécifiquement une armée ennemie tentant d’envahir le territoire : un ingrédient capable de pousser l’ennemi indien à la retenue… ou à activer la riposte évoquée, selon le climat politique et militaire. Enfin, la doctrine nucléaire pakistanaise justifie l’emploi de l’arme nucléaire en premier à partir de quatre lignes rouges précise : la perte d’une partie du territoire ; la destruction d’une bonne partie de ses moyens militaires ; un ciblage agressif de son économie, ou de sa stabilité (9). Par ailleurs, dans le cadre d’une crise similaire à celle que la région vient de vivre allant jusqu’à la guerre, les questions de l’eau, ou les convoitises indiennes sur l’Azad-Cachemire et le Gilgit-Baltistan pourraient devenir ces lignes rouges rendant l’utilisation de l’arme nucléaire acceptable.
On comprend pourquoi, dans le voisinage indo-pakistanais, on a appris le cessez-le-feu avec un grand soulagement.
Une inquiétude légitime, en Asie et à l’international
Même au-delà du risque nucléaire, un conflit indo-pakistanais prolongé était considéré comme un danger pour les intérêts de nombreux pays. En Asie du Sud-Est, le risque était d’ordre économique et alimentaire : en effet, l’Inde est le premier exportateur de riz et, le Pakistan, le quatrième. Les deux pays vendent aussi d’autres produits de consommation courante, ayant un impact sur le marché régional. Le ministre de l’Agriculture malaisien, Mohamad Sabu, est allé jusqu’à affirmer qu’ils étaient cruciaux pour la sécurité alimentaire de son pays (10). Le riz indien s’étant imposé agressivement sur le marché, au détriment de sa compétition vietnamienne et thaï, par une politique de prix compétitifs. Une incapacité par l’Inde de vendre autant que par le passé à cause d’une crise prolongée aurait forcément entraîné une augmentation des prix.
Vue d’Asie centrale, la crise est apparue comme dangereuse d’un point de vue économique mais aussi sécuritaire. Des tensions prolongées ou une guerre indo-pakistanaise ne pouvaient que réduire les minces espoirs autour de projets tels que le TAPI (pipeline de gaz naturel Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde). Cependant, elles pouvaient aussi avoir pour conséquence un désintérêt renforcé pour la situation de l’Afghanistan, voire une déstabilisation de ce pays à cause de la rivalité indo-pakistanaise. Avec les risques terroristes et migratoires que cela impliquerait pour les Centrasiatiques. Le conflit n’a pas besoin de devenir nucléaire pour avoir un coût bien au-delà de l’Asie du Sud.
Il apparaît que l’accalmie, à l’heure où ces lignes sont écrites, soit le résultat d’une implication diplomatique massive, de « trois douzaines de pays », pour reprendre les informations données par le ministre des Affaires étrangères pakistanais (11). Avec un vice-président américain parlementant pendant 48 heures avec les leaders des deux pays, il y a eu, également, un engagement très actif des pays du Golfe, qui ont de bonnes relations avec New Delhi et Islamabad. Déjà en 2019, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis avaient été essentiels dans l’apaisement des tensions entre Inde et Pakistan (12). La Russie et l’Iran ont aussi offert leurs services pour une détente entre les deux États. Cela affaiblit l’argument selon lequel la crise n’était que superficielle, et qu’il était certain qu’il n’y aurait pas une nouvelle guerre indo-pakistanaise à la suite de cette crise. Clairement, nombre de chancelleries ont pris le risque d’un éventuel dérapage très au sérieux.
Vue de Paris, cette crise devrait être matière à réflexion sur notre diplomatie sud-asiatique. Le bon sens, au niveau européen, a poussé à appeler à une certaine retenue. L’engagement diplomatique des Européens est informel, mais limité. Donnant la priorité à l’Ukraine ou au Proche-Orient, ces régions comptent davantage que l’Asie du Sud aux yeux de l’Europe (13). C’est une approche compréhensible, mais le risque d’une montée des tensions incontrôlée entre deux puissances nucléaires nous concerne forcément. Il devrait pousser, à Paris et ailleurs sur le Vieux Continent, à développer une capacité de dialogue poussée avec l’Inde et avec le Pakistan. Vis-à-vis ce dernier en particulier, un travail diplomatique reste à faire pour tisser des liens plus solides.
11 mai 2025
(1) Zutshi Chitralekha, « Kashmir conflict is not just a border dispute between India and Pakistan », The Conversation, 4 mars 2019 (https://theconversation.com/).
(2) Yusuf Abdullah, « Kashmir: how Modi’s aggressive “Hindutva” project has brought India and Pakistan to the brink —again », The Conversation, 5 septembre 2019 (https://theconversation.com/).
(3) Hall Ian, « Why India-Pakistan are most likely going to war », Asia Times, 7 mai 2025 (https://asiatimes.com/).
(4) Baloch Shah Meer, « “India can starve us”: farmers in Pakistan decry suspension of crucial water treaty », The Guardian, 29 avril 2025 (www.theguardian.com/).
(5) Ellis-Petersen Hannah et Baloch Shah Meer, « Who is Gen Asim Munir, the army chief leading Pakistan’s military amid India crisis? », The Guardian, 10 mai 2025 (www.theguardian.com/).
(6) Gan Nectar, McCarthy Simone et Lendon Brad, « China has spent billions developing military tech. Conflict between India and Pakistan could be its first major test », CNN, 9 mai 2025 (https://edition.cnn.com/).
(7) Chaudet Didier, « L’Inde face à la Chine et au Pakistan : demain, la guerre ? », Diplomatie, n° 133) mai-juin 2025, p. 28-32.
(8) Robock Alan, Toon Owen B., Bardeen Charles G., Xia Lili, Kristensen Hans M., McKinzie Matthew, Peterson R. J., Harrison Cheryl S., Lovenduski Nicole S. et Turco Richard P., « How an India-Pakistan nuclear war could start—and have global consequences », Bulletin of the Atomic Scientists, 2019, Vol. 75, n° 6, p. 273-279 (https://doi.org/10.1080/00963402.2019.1680049).
(9) Lawal Shola, « Could India, Pakistan use nuclear weapons? Here’s what their doctrines say », Al Jazeera, 10 mai 2025 (www.aljazeera.com/).
(10) Azmi Hadi, « India-Pakistan conflict puts Asia’s rice supplies at risk of trade turmoil, rising prices », South China Morning Post, 8 mai 2025 (www.scmp.com/).
(11) Kleiderman Alex, « India and Pakistan accuse each other of “violations” after ceasefire deal », BBC, 10 mai 2025 (https://www.bbc.com/news/live/cwy3jnl3nvwt).
(12) Naar Ismaeel, « Gulf States Step In as India-Pakistan Conflict Escalates », New York Times, 9 mai 2025.
(13) Vohra Anchal, « India-Pakistan tensions: Where does the EU stand? », Deutsche Welle, 30 avril 2024 (https://www.dw.com/en/india-pakistan-tensions-where-does-the-eu-stand/a-72398394).