Les Sociétés militaires privées (SMP), comme Wagner, sont des instruments de puissance pour les États. Apparues dès 1940, elles sont encadrées par des textes comme le Document de Montreux. Leur marché, en forte croissance, atteint 235 milliards de dollars en 2023. Utilisées pour des missions variées, elles soulèvent des questions éthiques mais restent, selon les auteurs des livres présentés, essentielles dans le paysage géopolitique actuel.
Parmi les livres – Les Sociétés militaires privées, instrument de projection et d’influence (T 1737)
Among the books —Private Military Companies, an instrument of projection and influence
Private military companies (PMCs), like Wagner, are instruments of state power. They first appeared in 1940 and are regulated by texts such as the Montreux Document. Their rapidly growing market is expected to reach $235 billion in 2023. Used for a variety of missions, they raise ethical questions but remain, according to the authors of the books presented, essential in the current geopolitical landscape.
Si après Executive Outcome, créée en Afrique du Sud, en 1989 – première Société militaire privée (SMP) – et l’américaine Blackwater, qui s’est illustrée en Afghanistan et en Irak, Wagner a été la plus médiatisée d’entre elles, le phénomène remonte bien en deçà.
En effet si l’on exclut les mercenaires, ces « chiens de guerre » qui se vendent à titre individuel et les condottieres ou les corsaires de l’époque moderne, c’est lors de la guerre sino-japonaise de 1940 qu’est apparue la première entreprise privée : la Central Aircraft Manufacturing Company (CAMC) apporta son soutien à la Chine. Après la Seconde Guerre mondiale, ce modèle sera repris par la CIA avec une compagnie aérienne baptisée Civil Air Transport (CAT), plus connue sous le nom d’Air America, qui va mener des actions clandestines durant la guerre du Vietnam pour le compte de l’agence.
Trait distinctif de la multitude des SMP qui vont lui succéder, les « mercenaires sont désormais encadrés par des règles et font partie de structures, plus ou moins visibles, plus ou moins autorisées : ce sont des contactors (des employés) ».
Des organisations privées ?
Du fait de leur variété de leurs organisations et surtout de leurs missions allant de la protection, du transfert d’armes, de la formation des armées, de la cyberguerre, à la participation directe à des opérations militaires, ces sociétés, dont le modèle a connu un succès mondial, revêtent des appellations variées. SMP en premier lieu – PMC en anglais (Private Military Company) –, puis EMSP (Entreprises de services de sécurité et de défense) ou de SSP (pour la sécurité privée). À l’ensemble de ces termes, on préfère en France, une des rares puissances militaires qui ne les reconnaît pas légalement, celui d’Entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD), un sigle, avouons-le, peu euphonique.
Toutes ces SMP n’évoluent pas dans le vide juridique, car en 2008 a été adopté par 58 pays le Document de Montreux (1), dont la Chine (où ces sociétés sont devenues légales en février 2011), la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis et encore l’Afrique du Sud. Un document qui ne contient pas moins de 73 recommandations, pour encadrer leurs opérations, suivi par d’autres textes, comme le Code de conduite international pour les prestataires de services de sécurité privés (ICoC) (2). Il va de soi que toutes ces recommandations ne sont guère contraignantes, mais elles ont le mérite d’exister pour soulager la conscience des États ou rassurer les populations. On sait, on le verra avec le cas de Wagner, qu’en Russie les SMP sont considérées comme illégales en vertu des articles 208 et 359 du Code pénal russe ou encore de l’article 13 §5 de la Constitution russe : « Sont interdites la création et l’activité d’associations de masse dont les objectifs ou les actions visent à modifier par la violence les fondements du régime constitutionnel, ou à détruire l’intégrité de la Fédération russe, à attenter à la sécurité de l’État, à créer des formations armées, à attiser la discorde sociale, raciale, nationale ou religieuse. »
Un marché en expansion rapide
Les SMP ne sont pas des organisations indépendantes, loin de là, et à ce titre, elles apparaissent comme un levier pour la projection de leur puissance et de leur influence. Dans Guerres privées. Les sociétés militaires à l’assaut du monde, c’est à un tour d’horizon de ces sociétés que nous invite Valère Llobet, chargé de recherche au sein du Centre français de recherche sur le renseignement, dont c’est le premier livre. Le néo-mercenariat est, on s’en doute un marché très lucratif, mais dangereux. Du fait de sa nature, il reste cependant difficile d’en évaluer l’ampleur, mais on peut estimer que son chiffre d’affaires annuel, évalué à 100 milliards de dollars en 2003, n’a fait que gonfler atteignant 235,37 Mds $ en 2023, et pourrait atteindre 328,23 Mds en 2030. Avoir recours aux mercenaires est donc coûteux : on estime que la SMP sud-africaine Executive Outcome aurait touché 40 millions de dollars en Angola et que Wagner aurait accumulé, pour ses services en Centrafrique, au Soudan et au Mali, pas moins de 2,5 Mds $ !
En dehors de la France, où la loi du 14 avril 2003 déclare illégales les SMP et où n’existent – on l’a vu – que des ESSD, et de l’Inde qui hésite à en déployer en dehors de ses frontières, presque tous les pays d’une certaine envergure en disposent. En Chine, qui les a légalisés afin de protéger ses Nouvelles routes de la soie et d’évacuer ses ressortissants en cas de crise, leur nombre s’est notablement gonflé, atteignant les 16 000 en 2023, employant 6,4 millions de personnes (dont les employés locaux), générant un chiffre d’affaires annuel de 6,3 Mds $, le contractor chinois coûtant douze fois moins que l’Anglo-Saxon ! La Turquie s’est dotée, en février 2022, de Sadat International Company qui opère dans 22 pays, au Caucase, en Syrie, en Libye et au Sahel. L’Amérique latine sert de vivier de recrutement parmi les militaires chiliens, colombiens et il n’est pas exclu que Donald Trump envisage d’en employer pour combattre les narcotrafiquants mexicains. Le Pakistan fait également office de débouché important pour diverses SMP.
L’hydre Wagner
Si en Russie, le conglomérat Wagner, désormais bien connu, semble avoir occupé les devants de la scène, il n’a été ni le premier, ni, de loin, le seul de sa catégorie. Le pays en compte une quarantaine, dont on trouvera la liste et une brève description. Certaines SMP russes ont même assisté et conseillé les forces américaines en Afghanistan en 2001, durant l’opération Enduring Freedom. S’agissant de la guerre en Ukraine, tous les moyens ont été utilisés par la Russie pour recruter des hommes népalais, égyptiens, congolais, indiens, cubains (au nombre de 500 à 3 000, payés 30 $ par jour, payés tous les 15 jours) ou afghans, attirés par des offres d’emploi trompeuses, des propositions financières avantageuses ou tout autre procédé.
Au même titre que la Place Rouge et la vodka, Wagner, surgi pour la première fois en 2014 en Syrie, où le groupe apparut sous le radar des journalistes, et dans le Donbass, sorti de clandestinité, fut en fait un conglomérat d’une centaine de sociétés couvrant la gamme entière des activités d’influence, de présence, de protection et de formation militaire, d’exploitation minière, en passant par les usines à troll, la cyberguerre et de bien d’autres choses encore. Habituellement, les SMP sont des sociétés commerciales privées dont l’objectif est d’engendrer du profit. Tel n’a pas été le motif et l’activité principale de Wagner. Dans La mort est notre business. La véritable histoire du groupe Wagner et de son fondateur Evgueni Prigojine, Ilia Barabanov, envoyé spécial russe de la BBC et Denis Korotkov, qui écrit sur les groupes paramilitaires depuis 2013, nous dévoilent bien des faits d’armes, de manœuvres, règlements de compte, opérations, entre fidélité et trahison. Ils ont été les premiers à avoir révélé que le « cuistot de Poutine » en avait été le créateur et le patron. Les auteurs estiment, ce qui correspond aux renseignements des services occidentaux, que le Groupe Wagner représentait 10 % des forces armées russes en Ukraine : sans doute 50 000 soldats. Avant l’invasion russe, le Groupe Wagner, qui ne comptait que 5 000 combattants, a commencé à largement recruter en 2022. Environ 80 % des troupes de Wagner en Ukraine ont été recrutées dans les prisons.
Bien d’autres SMP sont actives pour protéger les intérêts russes à l’étranger. Ainsi, Gazprom a créé deux armées privées – Fakel (torche) et Plamya (flamme) – qui sont chargées de défendre ses actifs en Syrie et en Ukraine. La compagnie de mercenaires des Frères orthodoxes, liée à la puissante Église orthodoxe, se serait battu en Ukraine pour protéger la Russie chrétienne. Enot, le regroupement de combattants ultranationalistes d’extrême droite, lutte en Ukraine depuis 2014. Après la mutinerie avortée du 23 juin 2023, et la disparition d’Evgueni Progojine et de ses lieutenants dans le crash de leur Embraer, le 23 août suivant, c’est Redut, liée étroitement au GRU, le renseignement militaire russe, qui a repris leur place en Ukraine et Africacorps en Afrique.
Conclusion
En définitive, ces diverses SMP sont des armes au service des États, et il semble possible de les utiliser, avec parcimonie, conclut Valère Llobet. Dans l’esprit du droit et des valeurs que l’on se fixe ? Cela paraît plus difficile. En tout cas, les SMP font partie du paysage international et pour des années encore. Nous aurions tort de nous en passer, car de nombreux marchés se développent dans le monde, à Taïwan, en Inde ou en Amérique latine et l’Afrique n’est pas perdue à jamais. En élargissant leurs missions, les ESSD françaises seraient largement en mesure de s’y implanter et d’y exporter leur savoir-faire (3). ♦
(1) Voir sur le site Internet du Forum du Document de Montreux (https://www.montreuxdocument.org/).
(2) Voir sur le site Internet de l’Association du Code de conduite international (https://icoca.ch/).
(3) Sur ce sujet, à paraître, l’article du capitaine de vaisseau Emmanuel Mocard, « L’esprit corsaire, un modèle inspirant pour répondre aux défis contemporains (#GuerreHorsLimites, #Ruse, #Externalisation, #ÉthiqueVsRéalisme) », Cahier de la RDN « Regards du CHEM 2025 – Europe fin de l’innocence stratégique », p. 101-114.