La Corée du Sud connaît un succès croissant en Europe avec ses ventes d’armes, doublées entre 2021 et 2022 (17 milliards de dollars). Des pays comme la Pologne, la Slovaquie et l’Estonie achètent massivement ses équipements (chars K2, obusiers K9). Cependant, cette dépendance pose trois problèmes majeurs : une fragmentation de la défense européenne, un financement indirect par l’UE, et une concurrence accrue pour les industries française et allemande.
L’essor de l’industrie de défense sud-coréenne en Europe : complémentaire ou préjudiciable à une défense européenne « indépendante » ? (T 1746)
The rise of the South Korean defense industry in Europe: complementary or detrimental to an “independent” European defense?
South Korea is enjoying growing success in Europe with its arms sales, which doubled between 2021 and 2022 (to $17 billion). Countries such as Poland, Slovakia, and Estonia are massively purchasing its equipment (K2 tanks, K9 howitzers). However, this dependence poses three major problems: a fragmentation of European defense, indirect funding by the EU, and increased competition for French and German industries.
Bilan phénoménal de l’industrie de la défense sud-coréenne en Europe
Depuis les années 2020, la Corée du Sud montre des performances considérables sur les marchés de la défense européens. En effet, les ventes d’armements du pays extrême-oriental en Europe ont doublé entre 2021 et 2022, en dépassant 17 milliards de dollars (1). Ce succès de l’industrie de la défense sud-coréenne devient redoutable sur le Vieux Continent, notamment depuis le début de la guerre russo-ukrainienne. Cela se démontre d’abord par le fait que la Pologne a signé un accord pour la livraison de 180 chars K2 Black Thunder sud-coréens entre 2022 et 2025 (2). Influencée par l’exemple polonais, la Slovaquie envisage également l’introduction desdits chars sud-coréens (3). À cela s’ajoute l’Estonie qui a réceptionné 24 obusiers K9 sud-coréens et planifie d’en commander 12 de plus jusqu’en 2025 (4). Pourtant, la préférence à l’achat d’armements sud-coréens ne concerne pas que les pays de l’Est. Effectivement, la Norvège a présélectionné, en 2022, le K9 Thunder sud-coréen en concurrence avec le Leopard 2A7 allemand (5). Il apparaît alors que la Corée du Sud est un acteur, voire un concurrent sérieux, sur les marchés européens de la défense aujourd’hui. D’une part, les exportations d’armements sud-coréens en hausse vers l’Europe peuvent signifier l’avancement de la coopération militaire entre Séoul et les capitales européennes. D’autre part, le choix, surtout est-européen pour l’industrie de la défense sud-coréenne, risque de créer, voire ajouter, une autre dépendance étrangère à la défense européenne que celle américaine. Il n’est pas alors à exclure que cet essor de l’industrie de la défense sud-coréenne jouera un rôle plus préjudiciable que complémentaire pour la défense européenne dite « indépendante » sur le long terme.
Problèmes de l’essor de l’industrie de défense sud-coréenne en Europe
Comment le succès redoutable de l’industrie de la défense sud-coréenne en Europe pourrait-il être préjudiciable à la défense européenne indépendante ? Pour répondre à cette question, regardons les trois problèmes clés.
Primo, l’Europe orientale se réarme largement avec l’industrie de la défense d’un pays asiatique qui n’appartient ni à l’UE ni à l’Otan. Bien sûr, la Corée du Sud est un bon partenaire, elle est de plus en plus invitée au sommet de l’Otan. Néanmoins, il reste encore indéniable que le Pays du Matin calme n’est en principe pas responsable de la sécurité européenne, et ne joue aucun rôle bien primordial pour elle. Cela est à prendre au sérieux, d’autant plus que l’armée sud-coréenne ne mène pas d’opérations militaires sur le sol européen. De plus, la majorité des pays européens, surtout de l’Ouest, ne se partagent pas le système d’armements sud-coréen. C’est pourquoi la banalisation des armements sud-coréens dans les pays de l’Est pourrait faire obstacle à l’interopérabilité entre les deux régions européennes.
Secundo, les pays est-européens n’achètent pas les armements sud-coréens avec leur propre argent, mais largement avec celui devenant de l’UE. Par exemple, la Pologne a payé le montant de 7,5 Mds d’euros pour l’achat de chars, d’avions et d’obusiers sud-coréens en 2022 (6). Toutefois, il est improbable qu’elle les ait financés d’elle-même, puisqu’au moins 4 % de son budget est financé par l’UE (7) et que ce pays slave est le plus gros bénéficiaire du budget européen qui en prend 16,3 % (8). Il est alors probable que la Pologne a profité de ses aides pour financer l’industrie de la défense sud-coréenne. En outre, l’UE va verser 800 Mds € à ses pays membres pour accélérer le réarmement de l’Europe (9). Si les pays d’Europe orientale continuent de commander des armements sud-coréens, il s’agirait là d’une nouvelle occasion donnée pour en acheter en masse.
Tertio, la préférence croissante pour l’industrie de la défense sud-coréenne pourrait enrayer l’expansion de celles française et allemande en Europe orientale. Là, il faudrait remarquer que nous avons uniquement la Grèce et la Croatie, qui poussent les exportations des armes françaises vers Europe (10). À cela s’ajoute qu’il n’y a qu’un seul pays est-européen, la République tchèque, qui est dans les 10 plus gros pays clients de l’industrie de la défense allemande (11). Cette faible préférence est-européenne aux industries de la défense franco-allemande est susceptible d’être aggravée par les exportations d’armes sud-coréennes vers les pays de l’Est. Cela est paradoxal, car la France et l’Allemagne jouent actuellement un rôle central pour la sécurité en Europe de l’Est, en stationnant leurs troupes en Roumanie et en Lituanie.
La Corée du Sud : un partenaire plus proaméricain que proeuropéen
Au-delà desdits problèmes, il reste encore la question de fond sur la fiabilité stratégique de la Corée du Sud envers l’Europe. De toute évidence, ce pays extrême-oriental n’agit pas à l’encontre des intérêts européens. Néanmoins, il est naïf de conclure que la Corée du Sud est un partenaire si fiable que l’on peut la laisser grignoter les marchés européens de la défense. Pour mieux comprendre cela, remarquons deux points importants sur le Pays du Matin calme.
D’abord, les élites sud-coréennes, qui décident de la politique extérieure et de la défense du pays, méprisent l’Europe et n’ont pas grande confiance en elle en réalité. Elles sont bien plus proaméricaines que proeuropéennes, car elles sont traditionnellement formées dans les grandes universités américaines et leur acquis politico-économiques sont fondés sur l’hégémonie américaine. De cela, il résulte que leurs grandes décisions diplomatiques sont influencées de manière presque absolue par celles de l’oncle Sam. Pour ces élites sud-coréennes qui se sentent proches des États-Unis, l’Europe est avant tout un partenaire économique essentiel, perçue comme un vaste marché secondaire pour les exportations sud-coréennes. En revanche, les élites sud-coréennes ne regardent pas l’Europe comme un partenaire militaro-sécuritaire de grande importance.
Ensuite, les grands axes stratégiques de la Corée du Sud sont basés de façon fondamentale sur l’alliance militaire bilatérale avec les États-Unis depuis 1953. Par conséquent, la grande majorité des actions militaro-sécuritaires du pays est-asiatique sont mises en œuvre, en poursuivant les intérêts stratégiques américains. Cela se prouve de nouveau par le fait que le gouvernement sud-coréen a stipulé cette règle d’or dans son livre blanc de la stratégie nationale en 2023 (12). Cela explique bien aussi la fourniture acharnée d’armes sud-coréennes pour l’Ukraine. Celle-ci n’a pas été mise en œuvre en vue de contribuer à la sécurité européenne, mais essentiellement à la demande de Washington (13). De cette manière, nous pouvons mieux comprendre la préférence polonaise pour l’industrie de la défense sud-coréenne en voyant que Séoul et Varsovie sont en général bien plus proaméricains que proeuropéens.
Conclusion : plus de limitations d’achats d’armements extra-européens pour une défense européenne indépendante
Dans le contexte présent où est nuancée l’autonomie stratégique européenne, il est temps de comprendre que la fourniture d’armements sud-coréens à l’Europe devrait seulement rester complémentaire à la défense européenne pour protéger les propres intérêts militaro-industriels du Vieux Continent. En effet, cela ne concerne pas que l’industrie de la défense sud-coréenne. Assurément, il faudrait que l’Europe limite davantage les importations excessives venant de pays extra-européens, y compris américains, pour que les industries de défenses européennes soient les acteurs principaux du réarmement européen. Cela est légitime du fait que le niveau des technologies militaires européennes, en particulier franco-allemandes, n’est aucunement inférieur à celui sud-coréen et américain.
Pour ce faire, il y a deux mesures à considérer. Premièrement, il serait nécessaire d’augmenter l’achat commun des équipements militaires européens jusqu’à 50 % ou plus dans le cadre du Programme européen de l’industrie de défense (PEID). Cela viserait surtout les armements lourds comme les chars et les avions de combats. Deuxièmement, il serait aussi envisageable de faire payer des frais de commission en cas d’achat d’armements extra-européens par tous les pays qui profitent du budget du Plan « ReArm Europe ». Le taux de frais de commission ne pourrait être exempté que si nous ne devions inévitablement acheter des armements extra-européens dont l’alternative européenne n’existe pas encore. L’important est que ces deux mesures n’aient pas pour but de discriminer les pays extra-européens, mais de rendre la défense européenne aux mains des Européens.
Enfin, il faudrait mettre au clair que la limitation des achats d’armements extra-européens ne cherche pas à réduire les coopérations militaires avec la Corée du Sud, mais à les équilibrer pour que l’Europe soit pleinement souveraine au niveau de sa défense et de sa fourniture d’armes. À travers cela, l’Europe pourrait mieux atteindre son autonomie stratégique, comme le souhaite le président de la République Emmanuel Macron. Dans le même temps, tout en promouvant les industries de la défense européennes, on pourrait finalement protéger la fierté de celles franco-allemandes dont l’histoire et la tradition remontent à quatre siècles. ♦
(1) Essor de l’industrie de défense sud-coréenne : caractéristiques et implications pour l’Europe, Institut français des relations internationales (Ifri) (www.ifri.org/).
(2) « La Pologne reçoit ses premiers chars et obusiers sud-coréens », Le Figaro (www.lefigaro.fr/).
(3) « La Slovaquie envisage l’achat de chars sud-coréens K-2 “Black Panther”, fabriqués sous licence en Pologne », Zone Militaire – Opex 360 (www.opex360.com/).
(4) « L’Estonie prête à intensifier ses achats d’armements en Corée du Sud », Anadolu Ajansi (www.aa.com.tr/).
(5) Martin Kévin, « La Corée du Sud sur le marché international de l’armement terrestre : l’exemple européen », Défense & Industrie, n° 16, juin 2022, p. 29.
(6) Chapleau Philippe, « Chars, avions et canons : la Pologne se réarme via la Corée du Sud », Ouest France, 27 juillet 2022 (www.ouest-france.fr/).
(7) Quatremer Jean, Les salauds de l’Europe : guide à l’usage des eurosceptiques, Calmann Levy, 2017, p. 14.
(8) Lequeux Vincent, « Budget européen : pays contributeurs et pays bénéficiaires », Toute l’Europe.eu, 10 juillet 2023 (https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/budget-europeen-pays-contributeurs-et-pays-beneficiaires/).
(9) Leyen (von der) Ursula, « Déclaration de la Présidente sur le paquet défense », Commission européenne, 4 mars 2025 (https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/statement_25_673).
(10) Chabrout Julien,, « Armement : quels sont les principaux clients de la France, deuxième exportateur mondial ? », TF1 Info, 10 mars 2025 (www.tf1info.fr/).
(11) « Rüstungsexporte: Top 10 Kunden der deutschen Waffenschmieden », Produktion, 22 janvier 2025 (www.produktion.de/).
(12) Office of the President of Republic of Korea, The Yoon Suk Yeol Administration’s National Security Strategy: Global Pivot State for Freedom, Peace, and Security, p. 17 (https://overseas.mofa.go.kr/).
(13) « Sous pression pour armer l’Ukraine, le gouvernement sud-coréen était écouté par les renseignements américains », Les Crises, 29 mai 2023 (www.les-crises.fr/).