Dans sa nouvelle édition « Parmi les revues », la RDN propose l'analyse de Guy Vinet d'un article paru dans le journal américain Foreign Affairs, décryptant la politique étrangère de Donald Trump. Il propose une lecture et une interprétation de la politique étrangère du président Trump, à l'écart du discours ambiant et général trop souvent entendu en Europe et en France. Les auteurs déchiffrent la stratégie américaine et l'articulent autour du paradigme de la priorisation.
Parmi les revues – « Strategies of Prioritization ». La politique étrangère américaine après la primauté (T 1759)
Foreign Affairs, juillet-août 2025, vol. 104, n° 4
Among the Journals —Strategies of Prioritization. American Foreign Policy After Primacy, Foreign Affairs
In its new edition, "Among the Journals," the RDN offers Guy Vinet's analysis of an article published in the American journal Foreign Affairs, deciphering Donald Trump's foreign policy. It offers a reading and interpretation of President Trump's foreign policy, outside the general and ambient discourse too often heard in Europe and France. The authors decipher the American strategy and articulate it around the paradigm of prioritization.
Vue d’Europe en général et de France en particulier, la politique étrangère du Président américain Donald Trump peut sembler tour à tour confuse, erratique et inquiétante. Depuis le début de son second mandat, en janvier 2025 et avant, les décisions qu’il a annoncées puis prises en ce domaine ont pu paraître abruptes, inconséquentes, voire irrationnelles. Son comportement versatile et parfois vindicatif soutenu par une mise en spectacle permanente a provoqué l’incertitude de ses partenaires. Il s’agit là d’appréciations rapides qui mêlent réactions épidermiques, conformisme et méconnaissance.
La réalité est sensiblement différente, comme nous l’expliquent Jennifer Lind et Daryl G. Press dans la livraison de juillet-août de la revue américaine Foreign Affairs (1).
En quelques semaines, l’administration Trump a menacé d’annexion le Canada, le Groenland et Panama, a augmenté les tarifs douaniers de manière drastique et se répand en critiques acerbes sur ses alliés traditionnels. Ces décisions, d’abord craintes, ont désarçonné de nombreux pays de par le monde comme l’Afrique du Sud, le Brésil, la Chine ou l’Inde, mais ont surtout déstabilisé les alliés européens. Ces derniers ont, par diverses tactiques, individuelles ou collectives, tenté d’amadouer l’hôte de la Maison Blanche, en vain.
En réalité, si la politique étrangère américaine a changé, ce n’est pas par les caprices inconsidérés du (re)nouveau président américain mais parce que celui-ci a introduit un nouveau paradigme dans leur conduite.
Depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis s’étaient souvent conduits en « hyperpuissance » et ils avaient dispersé moyens politiques, budgétaires et militaires dans des régions et des domaines où leurs intérêts n’étaient pas toujours bien définis. Au final, la puissance américaine s’est propagée de manière excessive pour des résultats décevants et dilués. Malgré le « pivot » asiatique annoncé par le Président Obama en 2011, Washington ne s’est pas concentré sur cet objectif, avec la Chine en ligne de mire.
Pour le Président Trump, « l’empire du milieu » est la vraie grande menace géopolitique et il en a fait sa priorité. Parallèlement, il sait que les ressources américaines sont limitées ainsi que les capacités budgétaires grevées par une dette publique abyssale et que le danger chinois va nécessiter de nouveaux investissements. Une menace et des contraintes : la base de son raisonnement est simple et de là découle tout le reste.
Le temps du nouvel ordre mondial libéral promu par le président américain George H. Bush comme celui de la « nation indispensable » chère à la Secrétaire d’État Madeleine Albright est révolu. Loin des ambitions excessives et illusoires, les États-Unis doivent recadrer leur politique étrangère et établir leurs priorités après avoir enregistré des revers en Afghanistan et en Irak notamment. En effet, assurer un rôle de puissance globale en poursuivant des objectifs trop ambitieux a entraîné une coûteuse et incohérente surextension des moyens américains. De son côté, la Chine a su exploiter cette période de prédominance américaine un peu diffuse pour développer sa puissance, notamment militaire, et devenir une vraie rivale des États-Unis en Asie, mais pas uniquement.
Dès le mois de mars 2025, le Département de la Défense américain (rebaptisé depuis Département de la Guerre) avait identifié la Chine comme la première menace en précisant qu’il ne laisserait pas celle-ci prendre de contrôle de Taiwan alors que c’est son objectif explicite. La Chine se prépare depuis déjà plusieurs années à cette invasion par des exercices réguliers, des manœuvres d’intimidation et des attaques par moyens électroniques.
La première administration Trump avait déjà tourné son attention vers l’Asie et réduit les effectifs militaires déployés en Europe ; cette décision avait été révoquée par le Président Biden à la lumière du danger potentiel russe. Elle avait également négocié le retrait américain d’Afghanistan, mis en œuvre par sa successeure en 2021.
Avec l’invasion russe de l’Ukraine en 2022 et la guerre à Gaza en 2023, le pivot asiatique n’avait pas pu se concrétiser. La seconde administration Trump relance la manœuvre. Ainsi, se concentrer sur l’Asie en général et la Chine en particulier est devenu la priorité du Président Trump ; cette décision appelle des arbitrages. Le premier d’entre eux concerne l’Europe, où certains pays n’ont pas encore bien compris ce qui se passe, du côté russe comme du côté américain.
À cet égard, le discours prononcé par le Vice-président américain J. D. Vance lors de la Conférence de sécurité de Munich le 14 février dernier avait donné le ton. Les États-Unis ne sont plus l’allié que les Européens pensaient avoir et les valeurs américaines tendent à diverger des européennes. La question du « partage du fardeau » a été nettement remise sur la table. En donnant l’impression de chercher querelle à l’Europe, les États-Unis veulent surtout mettre les choses au clair.
La volonté de Donald Trump de faire cesser la guerre en Ukraine n’a rien à voir avec une quelconque « bienveillance » envers l’Europe. Il s’agit plus prosaïquement de se débarrasser d’un problème qui pollue sa politique étrangère et de réorienter l’Europe comme pare-feu de la Russie. C’est dans l’optique de ne pas provoquer inutilement Moscou qu’il s’oppose à l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan. Il estime enfin que c’est à l’Europe de « traiter » la Russie qui n’est plus, pour lui, une vraie rivale. La divergence entre les États-Unis et l’Europe sur la question de l’Ukraine et de la Russie n’est pas politique mais purement de priorité stratégique. Et si l’actuel conflit venait à s’étendre ou si un autre venait à surgir sur le continent européen, ce serait d’abord à ses pays d’y faire face avant d’obtenir le secours américain.
Incidemment, il y a, à ce stade, le risque de voir l’Europe ne plus faire confiance dans le parapluie nucléaire américain et donc tenter de se doter d’une doctrine de dissuasion ou d’arsenal nucléaire commun. Bien que cette hypothèse soit aujourd’hui pure fantaisie, elle ne saurait être totalement ignorée sur le long terme et pourrait conduire à une forme de prolifération nucléaire ; cette alternative est traitée plus en détail dans un autre article du même numéro de Foreign Affairs (2). Washington semble prêt à prendre un tel risque, bien que celui-ci soit difficile à évaluer en l’état.
En Asie, l’administration Trump doit également convaincre ses alliés, plus ou moins explicitement, de s’engager plus fortement pour leur sécurité en accroissant leurs capacités militaires. Malgré le comportement agressif de la Chine du président Xi Jinping, la Corée du Sud, le Japon, les Philippines et Taiwan ont mis du temps à augmenter leur budget de défense ; toutefois, ce n’est certainement pas suffisant pour faire pièce à la menace chinoise et être en mesure d’appuyer l’effort américain en cas de conflit. Donald Trump se dit prêt à soutenir ses alliés d’Asie dans l’unique mesure où ils contribuent efficacement à contenir la dominance chinoise.
Pour l’actuelle administration étatsunienne, la notion d’alliance ne vaut que si elle allège sa charge financière d’un côté et soutient sa politique étrangère de l’autre. Il ne s’agit pas de rassurer les alliés mais les contraindre à prendre leurs responsabilités.
Dans leur article démonstratif et documenté, les auteurs établissent bien que les Européens auraient tort de croire qu’une prochaine administration américaine plus ouverte ou moins incommode (démocrate ?) ouvrirait la voie à un retour de l’Amérique en Europe et au « business as usual » pratiqué depuis le temps de la guerre froide dans le cadre des relations transatlantiques. Il n’y aura pas retour en arrière, si ce n’est très marginalement et/ou de pure forme.
La politique étrangère du Président Trump ne résulte pas plus de considérations irraisonnées ou approximatives que d’une vision déconnectée de la réalité. Au contraire, fidèle à la politique de son premier mandat qu’il n’a pas pu mener à bien pour les raisons évoquées supra et s’appuyant sur un pragmatisme « commercial », il remet l’ouvrage sur le métier et définit logiquement une stratégie de priorisation. Comme pour toute stratégie, il s’agit d’un processus itératif soumis à évolution mais dont la ligne directrice est tracée : la Chine est la grande rivale et la menace première. Elle doit être traitée en tant que telle et le reste doit s’y plier ou s’en accommoder. Décrier, condamner voire moquer cette approche est aussi dérisoire que ridicule car insusceptible de la modifier.
L’empire américain peut sembler affaibli, mais les États-Unis restent la première puissance militaire globale. La priorité de Donald Trump est de préserver la hiérarchie mondiale et de prévenir toute hégémonie chinoise en Asie qui passerait, in fine, par la prise de contrôle de Taiwan.
Pour finir, il est notable que la désignation de la Chine comme adversaire remplit également une mission de politique intérieure américaine. En effet, selon une technique courante chère à Donald Trump, il convient toujours de désigner précisément un ennemi pour pouvoir le stigmatiser à volonté, maîtrisant et monopolisant ainsi le discours public. La Chine est, à cet égard, un épouvantail facile pour l’opinion américaine. ♦
(1) Lind Jennifer et Press Drayl G., « Strategies of Prioritization », Foreign Affairs, juillet-août 2025, vol. 104, n° 4, pages 94-107.
(2) Gaub Florence et Mair Stefan, « Europe’s Bad Nuclear Options », Foreign Affairs, juillet-août 2025, vol. 104, n° 4, pages 140-150.