L’incertitude, au cœur de la stratégie selon Clausewitz et Beaufre, n’est pas un obstacle mais un levier. Elle rend l’action possible, comme en témoignent la dissuasion nucléaire ou la guerre en Ukraine, où l’improvisation l’emporte sur les plans rigides. Accepter l’incertitude, c’est en faire une ressource pour innover et survivre.
L’incertitude, ressource de puissance (T 1769)
Le général André Beaufre (© Ministère des Armées)
Uncertainty, a source of power
Uncertainty, central to strategy according to Clausewitz and Beaufre, is not an obstacle but a lever. It makes action possible, as evidenced by nuclear deterrence or the war in Ukraine, where improvisation prevails over rigid plans. Accepting uncertainty means making it a resource for innovation and survival.
« La guerre est le domaine de l’incertitude ; trois quarts des choses sur lesquelles se fonde l’action sont plongées dans le brouillard d’une incertitude plus ou moins grande », notait Clausewitz (De la guerre, Livre I, chapitre 3). Une phrase mille fois citée, sans doute, mais jamais épuisée. Elle agit comme un rappel tranchant : l’incertitude n’est pas un bruit de fond corrigible par un surplus de données ou une planification plus rigoureuse. Elle est, au contraire, la texture même du stratégique. On la combat, on tente de la dissiper ou de la contourner – mais elle demeure. Et, paradoxe fécond, elle peut devenir outil de puissance.
L’incertitude comme moteur stratégique
Le stratégiste André Beaufre, dans une formule qui reste l’une des plus lucides du XXe siècle, définissait la stratégie comme « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit » (1). Or, qu’est-ce qu’une dialectique, sinon l’irruption de l’imprévisible ? L’autre pense, l’autre répond, l’autre défie. Une stratégie qui chercherait à plier le futur à un programme infaillible court à l’échec. À l’inverse, celle qui traite l’incertitude non comme un ennemi mais comme une variable structurelle peut non seulement survivre, mais s’imposer. Beaufre, plus loin, allait droit au but : « La liberté d’action ne consiste pas à faire ce que l’on veut, mais à pouvoir toujours agir malgré l’inconnu » (2). Voilà le nerf de la pensée stratégique : l’incertitude n’est pas ce qui sabote l’action, elle est ce qui la rend possible.
L’incertitude mise en scène : la dissuasion nucléaire
La dissuasion nucléaire incarne cette dynamique de façon spectaculaire. L’économiste américain et spécialiste de la stratégie nucléaire, Thomas Schelling l’avait bien compris : « la menace qui laisse quelque chose au hasard peut être plus crédible que celle qui en laisse trop peu » (3). Ce hasard, loin d’être laissé au caprice, est méticuleusement mis en scène. Ce n’est pas la certitude d’une riposte qui retient l’agresseur, mais le doute sur les seuils, les intentions, la rationalité même. L’opacité devient un outil de dissuasion. Dans les doctrines nucléaires, cette incertitude est cultivée, institutionnalisée même. Elle joue aujourd’hui dans d’autres champs : le cyberespace ou l’espace extra-atmosphérique. Là où les règles manquent, là où l’attribution des actes reste floue, le pouvoir se faufile.
La friction et l’improvisation au cœur des opérations
Au-delà des hautes sphères de la stratégie, l’incertitude travaille le cœur même des opérations militaires. Clausewitz parlait de « friction », ces grains de sable qui font dérailler les plans les mieux huilés. Même Napoléon, virtuose de la manœuvre, reconnaissait que « dans la guerre, le plus simple des faits est difficile à exécuter ». Ce n’est jamais le plan qui fait la victoire, c’est la capacité à faire face à l’écart – toujours présent – entre le projet et le réel.
La guerre en Ukraine, brutale et prolongée, le montre crûment. Moscou avait ses plans ; ils se sont brisés sur une résistance imprévue, sur des dynamiques sociales et tactiques qu’aucun algorithme n’avait anticipées. L’armée ukrainienne, à l’opposé, a dû improviser, hybrider, déjouer l’asymétrie matérielle par l’agilité. Dans cette friction, c’est moins la rigueur du plan que l’intelligence de l’improvisation qui fait la différence.
L’agilité comme stratégie de survie
Le professeur de relations internationales américain Colin S. Gray résume cette vérité d’une formule lapidaire : « la stratégie est éternelle parce qu’elle est la structure de la liberté dans un monde d’incertitude » (4). Planifier, dès lors, ne signifie pas cadenasser l’avenir, mais donner à l’organisation les moyens de résister aux secousses. Trop rigide, elle casse. Fluide, elle absorbe. Parfois, elle transforme même le chaos en levier. Cette idée est moins technicienne qu’organique : l’agilité structurelle devient elle-même une forme de stratégie.
L’incertitude comme catalyseur d’innovation
Toutefois, l’incertitude ne fait pas que contraindre ; elle catalyse. L’innovation, souvent, naît moins dans la quiétude que dans la crise. Le confort engendre la répétition ; le choc, l’invention. La Blitzkrieg fut une réponse à la stagnation meurtrière de 1914-1918. La stratégie américaine dans le Pacifique, post-Pearl Harbor, redessina en quelques mois des doctrines figées. Aujourd’hui, l’innovation tactique va au rythme des drones improvisés, du brouillage massif, du détournement d’objets civils. Ce ne sont pas les laboratoires qui fixent la cadence, ce sont les zones grises, là où les certitudes tombent.
L’incertitude révélatrice des vulnérabilités
Enfin, l’incertitude agit comme révélateur. Elle expose ce qu’on préférait ignorer. Une pandémie, une cyberattaque, une panne prolongée – autant de moments où les chaînes optimisées craquent. L’épisode logistique mondial de 2020 a brutalement rappelé que ce qui semble solide ne l’est souvent qu’en surface. Dans ces moments, il faut hiérarchiser, trier l’essentiel du superflu. L’incertitude, loin de paralyser, oblige à penser.
Accepter l’incertitude comme ressource
On comprend alors qu’elle ne doit pas être perçue comme une anomalie, mais comme une matière première. La fuir, c’est construire sur du sable. L’accepter, c’est construire avec le sable. Le stratège qui l’intègre à sa réflexion – qui accepte de jouer avec le brouillard au lieu de tenter de le dissiper – gagne une supériorité rare. Car si l’incertitude déstabilise, elle peut aussi libérer. Elle n’est pas la fin de la stratégie : elle en est peut-être la condition la plus féconde.
Références bibliographiques
Clausewitz (von) Carl, De la guerre, éditions de Minuit, rééd. 1955.
Beaufre André, Introduction à la stratégie, Hachette, 1963.
Schelling Thomas, The Strategy of Conflict, Harvard University Press, 1960.
Gray Colin S., Modern Strategy, Oxford University Press, 1999.
(1) Beaufre André, Introduction à la stratégie, 1963, p. 25.
(2) Ibidem, p. 102.
(3) Schelling Thomas, The Strategy of Conflict, 1960, p. 187.
(4) Gray Colin S., Modern Strategy, 1999, p. 17.
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