Chine États-Unis – Cette guerre qu’on peut encore éviter (Published in English as The Avoidable War: The Dangers of a Catastrophic Conflict between the US and Xi Jinping's China)—French edition reviewed by Thibault Lavernhe
Chine États-Unis – Cette guerre qu’on peut encore éviter
Depuis le mitan des années 2010, et plus encore depuis le XXe Congrès du Parti communiste chinois (PCC), la question de savoir comment gérer la rivalité structurelle entre Beijing et Washington est sur toutes les lèvres et dans toutes les colonnes. Ancien Premier ministre australien, sinologue, Kevin Rudd est un homme politique familier des deux rives du Pacifique, qui apporte avec cet essai une contribution de premier plan à cette grande question du XXIe siècle, qu’il formule de la manière suivante : « au vu du risque accru de crise et de conflit armé entre la Chine et les États-Unis, comment définir un cadre stratégique commun susceptible de réduire la possibilité d’une guerre catastrophique ? ». À cette question, l’auteur apporte une réponse pragmatique, fil rouge de son ouvrage : en établissant un cadre solide pour permettre une « compétition stratégique aménagée » entre les deux puissances. Une compétition qui vaut bien mieux qu’une rivalité sans règles. Telle est la thèse de Cette guerre qu’on peut encore éviter, qui offre une remarquable analyse des perceptions mutuelles entre Chine et États-Unis, dont l’auteur montre à quel point elles sont marquées d’une méfiance aux racines de plus en plus profondes. Une méfiance jugée désormais irréversible et avec laquelle il faut composer, en acceptant avec réalisme cette « mort de la confiance stratégique ».
Avant d’exposer les piliers de la compétition stratégique aménagée, Kevin Rudd commence par une plongée dans l’histoire récente des relations sino-américaines, en montrant comment les deux parties ont enchaîné les hauts et les bas, avant une « cassure » profonde à la fin des années 2010, synonyme d’une entrée dans une ère de fortes turbulences. Le grand mérite de l’homme politique australien familier des cercles politiques chinois et américains est ici d’analyser avec une rare finesse la façon dont chacun perçoit l’autre. On y découvre une Chine qui connaît en réalité bien mieux les États-Unis que l’inverse, et qui considère que le libéralisme politique américain est une menace existentielle pour le PCC. De l’autre, on y voit des Américains inquiets du rattrapage chinois, et marqués par ce qu’ils considèrent comme le mensonge chronique de Beijing.
Après ce regard sur le passé, Kevin Rudd se livre à la prospective et tente de formuler les possibles pour ce qu’il considère être la « décennie de tous les dangers » : en prenant en compte de multiples variables, l’auteur y déploie les embranchements potentiels de la relation entre les deux puissances si rien n’est fait pour mieux l’encadrer. Des embranchements allant du maintien du statu quo à l’erreur de calcul catastrophique. C’est précisément pour éviter cette catastrophe qu’intervient la proposition de l’auteur profondément marqué par la perspective d’un conflit : la compétition stratégique aménagée, qui repose sur trois grandes idées. Premièrement, les deux États doivent apprendre à identifier leurs lignes rouges stratégiques respectives. Deuxièmement, les deux pays doivent canaliser leur rivalité stratégique et la transformer en compétition. Troisièmement, un tel cadre permettrait de créer l’espace politique nécessaire aux deux pays pour continuer à s’engager, dans certains domaines ciblés, dans une coopération mutuellement bénéfique. Cependant, la compétition stratégique aménagée n’est pas synonyme d’un monde apaisé, loin de là. C’est une course acharnée, mais avec une bulle d’oxygène suffisante pour coopérer autour de sujets aussi divers que le climat, les armes nucléaires, la stabilité financière, l’Intelligence artificielle (IA), la Corée du Nord ou l’Iran. Car, au total, « mieux vaut pour les deux pays opérer dans un cadre commun de compétition aménagée que rester dans une rivalité dépourvue de règles ». En début d’année 2025, alors que Washington se presse de stabiliser l’Europe pour se concentrer à fond sur la compétition chinoise, les propositions de Kevin Rudd résonnent avec un écho singulier.
En complément, l’un des apports majeurs de cet ouvrage est sans doute l’analyse de la vision du monde de Xi Jinping en dix cercles. Citons-les ici, du plus central au plus périphérique : se maintenir au pouvoir, garantir l’unité nationale, assurer la prospérité économique, concilier essor économique et environnement durable, moderniser l’armée, entretenir son voisinage, sécuriser la périphérie maritime de la Chine, lancer les routes de la soie à l’Ouest, accroître le levier chinois en Europe–Afrique–Amérique latine et, enfin, changer l’ordre mondial et ses règles. Ces cercles sont la contribution la plus originale de Kevin Rudd, qui livre ici le fruit de plusieurs décennies de fréquentation du pouvoir à Pékin. Compte tenu de la longévité potentielle de Xi Jinping à la tête de l’Empire du Milieu, il n’est pas inutile de lire et relire les pages consacrées à ces dix cercles, qui sont une précieuse boussole pour prévenir cette « guerre qu’on peut encore éviter ». ♦