Europe : fin de l’innocence stratégique
Après la formidable réussite qu’a représentée sa réunification à l’issue de la guerre froide, l’Europe saura-t-elle négocier le tournant géostratégique qui est en train de redéfinir l’équilibre des puissances ? Dans tous les domaines elle est bousculée dans ses fondements, dans ses valeurs. Épuisée par deux guerres mondiales qui l’ont laissée exsangue, ayant renoncé difficilement à ses ambitions impériales, elle s’est détournée de la puissance, du hard power, pour se concentrer sur le « doux commerce » cher à Montesquieu (1), confiante dans son projet ambitieux de construction communautaire et dans la capacité de son allié américain à la préserver des puissances qui menaceraient son existence. Toutefois, cet allié est maintenant concurrencé dans son leadership et le modèle politique qu’il porte est lui aussi contesté par ceux, Chine, Russie, Iran en tête, qui ont intérêt à remettre en cause le statu quo issu de la guerre froide.
Les États-Unis rassemblent leurs forces pour le combat du leadership mondial et appellent leurs alliés européens à être à la hauteur de la situation. Ils soulignent que la zone indo-pacifique est désormais première dans la hiérarchie de leurs préoccupations. Ils rappellent, parfois brutalement, qu’ils n’accepteront plus que leur force compense l’insuffisante implication des Européens en matière militaire ; qu’ils ont eux aussi besoin d’alliés puissants et prospères. Dans le jeu du droit et de la puissance, les États-Unis rappellent que la compétition pour le leadership mondial se joue avec les armes de la puissance, tandis que les Européens, comme les Méliens en leurs temps, amers et démunis, comprennent que « le droit n’existe qu’entre égaux en puissance : les forts font ce qu’ils peuvent, les faibles subissent ce qu’ils doivent » (2).
Puisque le droit n’existe qu’entre puissants, si l’Europe veut rester fidèle à ses valeurs fondées sur le droit international, elle doit renouveler son rapport à la puissance et à la prospérité. À défaut, il se pourrait bien qu’elle ne puisse trouver les moyens de sa liberté dans un environnement international qui voit la force utilisée comme l’instrument de remise en cause du statu quo.
Depuis plusieurs années maintenant, les observateurs avisés des jeux de puissance, l’œil rivé sur les menaces, constatent les tensions croissantes sur la scène internationale. Elles ont commencé par les espaces les moins régulés, les nouvelles frontières : le cyberespace, la haute mer et les fonds marins, la haute altitude ainsi que l’Espace. Dans ces nouveaux champs d’action, loin des regards, les États testent leurs marges de manœuvre opérationnelles sans pour autant remettre en cause le droit international. Puis, à la prudence, certains substituent la force ou le crime, parfois les deux.
Premier pays à avoir franchi ce Rubicon, la Russie a relancé une guerre européenne, cédant à un complexe obsidional qui n’est que le paravent de son impérialisme. Vladimir Poutine a fait ainsi un pari plus que dangereux pour son pays. Son jugement aura été altéré au point de croire qu’ériger une barrière d’États satellites vassaux protégerait son pouvoir de la liberté politique prônée par l’Occident. Il a trouvé dans les élites dirigeantes russes des hommes pour approuver ses extravagances et les soutenir avec vigueur par une propagande que Tchakhotine (3) ne renierait pas. Ceux qui ne le suivaient pas ont été mis au pas. Quant aux moyens, enivré par les victoires successives en Géorgie, Crimée et dans le Donbass, Vladimir Poutine s’est imaginé que changer le régime de Kiev serait une promenade tactique et a cédé à la pulsion de la guerre. Trois ans et des centaines de milliers de pertes plus tard, le bilan est désastreux et ce n’est que le début des dégâts induits par cette stratégie dévastatrice.
D’abord, d’un pays « frère », ou supposé tel, il s’est fait un ennemi formidable, doté maintenant de la première armée d’Europe, formé d’un peuple ingénieux qui, l’âme trempée dans le chaudron de la guerre, achève de se découvrir nation. Il ne sera pas simple d’en refaire un vassal, quand bien même, à Dieu ne plaise, le sort des armes serait finalement favorable à Moscou : le précédent de la Finlande en témoigne. Ensuite, la Russie a sous-estimé la réaction de l’Occident, car l’invasion de l’Ukraine est en fait un défi lancé à la crédibilité et la fiabilité de l’Otan. Surtout, ce faisant, Moscou a créé une situation dans laquelle tous les ingrédients de la guerre sont réunis, tels que définis par Thucydide : la peur, l’honneur et les intérêts.
La peur, d’abord : elle est le carburant de l’escalade des défiances en Europe, toujours pire conseillère que la haine. La Pologne, les pays Baltes, la Finlande et la Suède, sont ainsi particulièrement inquiets des activités de la Russie, de ses intentions du fait de leur proximité. Plus précisément, le rythme de sa production d’armement, son militarisme, son nationalisme impérialiste les préoccupent. Ces pays du Nord ne sont pas isolés : c’est toute la Mitteleuropa qui frémit désormais jusqu’aux Balkans et à la mer Noire. Moins exposés, les Européens de l’Ouest n’en sont pas moins conscients du retour de la menace et de sa réalité. Tous augmentent très significativement leurs budgets militaires.
Que l’on soit membre de l’UE, de l’Otan ou des deux, chacun réfléchit pour trouver des parades techniques aux capacités russes de frappes dans la profondeur en investissant beaucoup. On élabore des réponses pour contrer la stratégie des faits accomplis, les plans de défense sont mis à jour. La Finlande et la Suède ont rejoint l’Alliance atlantique, renforçant par le fait la paranoïa des Russes qui vont devoir prendre des mesures de sécurité en retour. Même si certains s’aveuglent, soutenant ne pas croire aux intentions agressives de Moscou, leurs opinions ne résistent pas à l’analyse des faits. Un stratège ne fonde pas son action et ses plans sur des paris et sur des opinions… De fait, aujourd’hui, rien dans l’attitude de la Russie vis-à-vis de l’Occident ne permet d’être serein. Ne pas le reconnaître serait une faute. D’autant que les conditions nécessaires pour briser l’enchaînement des défiances et faire à nouveau le pari de la confiance ne sont pas près d’être de nouveau réunies.
L’honneur, ensuite. Certains pourront croire que les nations démocratiques en ont une conception toute relative, que la valeur est surannée, ou encore que défendre l’honneur de la nation est une cause inutile, indigne du prix à payer pour la guerre. La réalité est, néanmoins, toute autre. L’honneur de la nation démocratique est celui des peuples qu’elle abrite, celui de vivre libre sous le seul empire des lois qu’ils se donnent, en suivant leurs mœurs, leur art de vivre, leur politique, leurs valeurs, leur philosophie, leurs arts. Qu’il vienne à vivre dans le déshonneur sous le joug d’un suzerain, privé de sa liberté et de sa culture et voici déjà que le peuple s’avilit, se dédaignant lui-même et se perdant à mesure. « À celui qui n’a plus rien, la patrie est son seul bien », la belle formule de Jaurès a beau relever probablement d’une extrapolation (4), elle dit quelque chose d’essentiel : peut-être plus que tout autre, celui qui n’a plus rien place son honneur dans sa patrie, il ne peut souffrir qu’elle soit déshonorée, surtout si, comme dans une république, il en est le dépositaire.
Enfin, pour finir d’être convaincu avec Thucydide que l’honneur est une cause essentielle de guerre, il suffit de rappeler l’impact durable de la conférence de Munich sur la psyché occidentale. Aujourd’hui encore, les responsables politiques peuvent facilement s’accuser d’être des « Munichois » ; tous se disculpant de l’être. Personne ne veut être face aux Russes le nouveau Daladier ou la réincarnation de Chamberlain qui avaient « le choix entre le déshonneur et la guerre », qui ont « choisi le déshonneur et [qui auront eu] la guerre » (5). L’action de la Russie replace l’Europe occidentale dans le même dilemme qu’en 1938. Faut-il sacrifier ses alliances et son honneur à la paix ? La réponse va de soi au regard des leçons de Munich et, plus largement des reculades qui ont émaillé la politique des démocraties européennes face aux coups de force répétés des régimes totalitaires à la fin des années 1930.
Les intérêts, enfin. Faire la guerre pour eux est compréhensible. En l’occurrence, la posture agressive de la Russie pose le dilemme de la défense des intérêts mineurs au regard du prix à payer. « Faut-il mourir pour Dantzig ? », s’est-on interrogé moins d’un an après Munich. L’histoire ne se répète pas, mais les schémas sont souvent les mêmes. Au Ve siècle av. J.-C., Périclès alertait déjà ses concitoyens, comme le rapporte Thucydide en des phrases qui n’ont rien perdu de leur force : « Athéniens ! Je ne suis pas de ceux qui pensent que nous devons faire la guerre, mais je crois que ceux qui nous provoquent sont les Lacédémoniens, et que la guerre nous est inévitable si nous ne voulons pas nous soumettre et renoncer à notre empire. Car ce n’est pas en fait d’offenses reçues que leurs demandes portent principalement, mais sur une chose bien plus grande : c’est notre empire qu’ils veulent abattre. Et il est clair que si nous cédons sur ce point, ils exigeront bientôt d’autres choses plus importantes encore, s’estimant que notre lâcheté est la preuve que nous n’avons pas le courage de défendre notre liberté. »
La Russie l’a annoncé à plusieurs reprises, elle veut neutraliser l’Otan. Or, la source de sa puissance réside dans sa fiabilité et sa crédibilité, qui reposent sur des forces armées puissantes et la confiance dans la solidarité de ses membres. L’Alliance atlantique est le premier de nos intérêts de sécurité, car toute menace qui pèserait sur sa crédibilité affecterait immédiatement la sécurité de nos alliés et notre profondeur stratégique. Qu’adviendrait-il si ses membres frappés de parésie venaient à ne pas remplir leurs obligations envers l’alliance ? Même s’ils finissaient par réagir, il leur serait alors extrêmement difficile de convaincre la Russie de leur résolution nouvelle pour faire cesser l’agression : ils devraient faire montre d’une détermination plus grande que s’ils avaient fermement résisté dès les premières menaces. Depuis 2008, la Russie mise sur le vertige de l’engagement, qui peut conduire au repli sur soi stratégique pour briser la puissance de l’Alliance atlantique et, par suite, imposer sa volonté à des États isolés. L’intérêt est bien toujours d’affronter l’agressivité du challenger en montrant sa capacité et sa résolution. Il n’y a pas d’autre stratégie possible.
Ainsi, la peur, l’honneur et les intérêts sont bien tous trois à l’œuvre dans l’opposition stratégique entre l’Europe et la Russie. Cette combinaison est dangereuse et nous est imposée. Il faut pour l’affronter remuscler l’Europe, qui possède de sérieux atouts pourvu qu’elle s’en donne les moyens.
Il est bon de se souvenir que le Vieux continent possède également les mérites de son ancienneté. Constitué des pays parmi les plus développés du monde, il dispose d’une population dont le niveau d’éducation est au sommet de la hiérarchie internationale, à l’origine de beaucoup d’avancées dans les domaines de la science et de la technologie. L’Europe a ainsi plus que de beaux restes… Il est vrai que la dynamique d’ensemble n’est pas de son côté pour l’instant ; mais rien n’est perdu pourvu qu’elle se réveille et affronte la compétition que place le monde sur son chemin. Pour cela elle doit courir au rythme de ses compétiteurs.
L’Europe en matière de défense se trouve freinée par la sophistication de son administration, fruit de son histoire et du raffinement de ses mœurs. Son pouvoir immense est tutélaire, absolu et détaillé, régulier et prévoyant. Elle ne fixe aucune limite à l’étendue de ses intérêts pour assurer à tous un bonheur égal et presque enlever à chacun la peine de vivre. Les citoyens l’ont voulue ainsi et se sont donné les moyens politiques de son pouvoir. Cependant, des siècles de règles canalisatrices s’ajoutant les unes aux autres, selon des principes adoptés au fil du temps et des événements, ont tempéré le dynamisme et l’enthousiasme des sociétés européennes.
Pourtant, l’énergie et le génie européen ainsi corsetés ne demandent qu’à s’exprimer. Il est ainsi désormais admis que l’allègement de contraintes règlementaires soit la voie choisie pour dynamiser un secteur d’activité. Il faut s’en réjouir : les Européens ont soif d’activité et d’innovation et il suffit de relâcher un peu le joug de la contrainte administrative pour qu’à nouveau leur continent retrouve la vigueur de sa jeunesse, du temps où il éclairait le monde de ses découvertes et de son activité. L’Europe a besoin de redevenir une championne de la technologie si elle veut survivre dans la compétition qui est engagée.
Le XXIe siècle sera celui de la data, de l’Intelligence artificielle (IA) et du numérique, qui prendront une part toujours plus importante dans les activités humaines, y compris celui de l’affrontement militaire au cœur des préoccupations de ce Cahier de la RDN. Tous les champs et les milieux de la conflictualité sont concernés, toutes les fonctions remplies par les armées le sont aussi. Aucune d’elles ne pourra être victorieuse demain sans s’appuyer sur la data, l’IA et le numérique qui, chacun, séparément et de manière croisée, permettront d’accélérer la kill chain, de prendre des décisions avec un niveau d’appréhension des situations bien meilleur qu’aujourd’hui, d’augmenter la létalité de nos forces et de prendre le train de leur robotisation.
Parallèlement au développement de nouveaux outils – qui, demain, seront aussi basés sur le quantique –, il faut s’emparer de nouveaux mondes – de nouveaux champs, comme nous les appelons. Les fonds marins, la Très haute altitude (THA), l’Espace, le cyber et le domaine informationnel ne cessent de s’étendre. Il faut y ajouter la génétique et les biotechnologies, nouveau continent encore peu exploré, mais dont le potentiel est gigantesque… Comme autrefois, lorsque les Européens se sont lancés à la découverte de la planète, puis ont enchaîné les révolutions technologiques et industrielles, il y a une prime importante à la vitesse. Le premier qui parvient à maîtriser le milieu fixe ses règles : dans l’Espace, les constellations satellitaires américaines et chinoises en orbite terrestre basse – ou Low Earth Orbit (LEO) – prennent déjà beaucoup de place dans le monde cyber. De même, l’avance technologique des géants du numérique leur permet de constituer des montagnes de données et de fixer les standards dans leur domaine. Dans les grands fonds, l’action sur les infrastructures stratégiques se fait aujourd’hui sans entrave faute de moyen de protection. Il est donc essentiel que la France et l’Europe se dotent d’une capacité de développement en propre de ces industries.
La course qui est engagée entre les États-Unis et la Chine pour la domination de ces technologies est homérique et les montants investis par les entreprises sont colossaux : ils représentent 50 % de la totalité des investissements américains (1 200 milliards de dollars en 2023). L’essentiel du différentiel de prospérité entre le Vieux continent et les États-Unis provient des domaines technologiques dans lesquels ces derniers ont aujourd’hui acquis un très large avantage. Mario Draghi, ancien président du Conseil italien et ancien président de la Banque centrale européenne (BCE), dans son rapport sur la compétitivité de l’Europe, souligne que le terreau européen est peu propice aux investissements dans les technologies. En réponse, il formule des propositions dont il faut se saisir pour rentrer dans la compétition qui fait rage aujourd’hui. L’Europe en a les moyens intellectuels, elle en a le génie pourvu qu’elle se fasse confiance et qu’elle comprenne que, dans une course, le facteur temps est central. Les États ne peuvent porter seuls cet effort, mais ils peuvent créer les conditions pour que l’investissement privé et l’épargne y trouvent leur intérêt, et plus qu’aux États-Unis. Ainsi, les Européens retrouveront le goût du risque, celui de la conquête, celui d’affronter la compétition pourvu que le ring leur soit favorable. Les responsables de nos États en sont conscients, mais nous devons accélérer : notre capacité à nous maintenir aux standards de défense du XXIe siècle en dépend. C’est à cette condition que l’Europe pourra continuer à peser sur les affaires du monde et assurer la défense légitime de ses intérêts. ♦
(1) Selon la théorie du doux commerce, les échanges commerciaux favorisent la bonne entente entre les pays et réduisent le risque qu’ils s’affrontent, car ils s’appauvriraient mutuellement. Sans employer directement l’expression de « doux commerce », Montesquieu en a posé les fondements au début du livre XX de L’Esprit des lois (1748).
(2) Le « Dialogue mélien » est un passage majeur de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse (livre V, chapitres 84-116), récit de la lutte à mort entre Sparte et Athènes à la fin du Ve siècle av. J.-C., qui se conclut par l’effondrement de cette dernière. Ce dialogue oppose les Athéniens et les habitants de la petite cité de Mélos, qui réclament le droit de rester neutres, tandis que leurs interlocuteurs exigent leur soumission sous peine de voir leur cité détruite.
(3) Russe blanc ayant choisi l’exil en France et en Allemagne, engagé dans la lutte contre les totalitarismes, Serge Tchakhotine publie en 1939 son ouvrage essentiel Le Viol des foules par la propagande politique. En une analyse qui fera date, il y explique, du point de vue de la sociologie et de la psychologie sociale, les mécanismes auxquels obéissent les masses et, plus généralement, la cristallisation de la volonté politique et sa traduction en actes.
(4) « Aucune trace du texte d’origine dont elle est extraite n’a pu être retrouvé. Selon le chercheur en philosophie du CNRS Grégoire Chamayou, cité par Libération, il s’agirait en fait d’une extrapolation d’un texte dans lequel Jaurès évoqué “le passage célèbre de Voltaire, sur le marmiton qui n’a rien et se passionne pour sa patrie”. » Boni (de) Marc, « Jean Jaurès, cité à tort et à travers par les politiques », Le Figaro, 31 juillet 2014 (www.lefigaro.fr/).
(5) « You were given the choice between war and dishonor. You chose dishonor, and you will have war. », Winston Churchill à Neville Chamberlain en 1938.