Ernest Renan définit la nation comme une « âme » et un « principe spirituel » à la fois, témoignant en démocratie d’un lien quasi transcendantal entre la cohésion nationale et l’efficacité militaire. Parce que la volonté générale porte le destin national, elle confère à son armée sa puissance matérielle et immatérielle. Or les leçons de l’histoire nous alertent sur la précarité de ce lien et le risque existentiel pour la nation si l’on néglige l’un ou l’autre de ces facteurs stratégiques. À l’heure où de nouvelles menaces, tant endogènes qu’exogènes, malmènent notre pays, il importe à l’État, à l’armée et à la population d’entrer en stratégie afin de revigorer le contrat social et ainsi garantir la survie de la France.
Consubstantialité de la cohésion nationale et de l’efficacité militaire
« Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes. (1) »
Contempteur en France d’un siècle aux multiples bascules de régimes et à la sécularisation progressive, ébranlant l’unité française et marqué par la crise consécutive à la défaite de Sedan en 1870, le philologue et historien Ernest Renan prononce une conférence à la Sorbonne le 11 mars 1882 dans laquelle il s’attache à définir les fondements d’une identité nationale. Il conclut par une formule devenue célèbre : « Une nation est une âme, un principe spirituel [...] une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. (2) » Lui, à la pensée imprégnée de positivisme, recourt bien à deux notions immatérielles empruntées au registre religieux (3) dans ce qui restera comme un testament politique. Celle d’âme, pour définir le caractère transcendantal d’une nation, en ce qu’elle possède et cultive un héritage immatériel fédérateur. Puis celle de principe spirituel, comme élément moteur, animé par le consentement de perpétuer cet héritage. Renan résume ainsi la nation à une conscience morale et sa perpétuation est affaire de volonté collective ; en somme, des homme unis par un passé commun et une volonté sans cesse renouvelée de faire vivre leur héritage en l’enrichissant du présent forment une communauté appelée nation.
Cependant, la cohésion nationale, qui soude la nation, ne garantit pas à elle seule la prospérité, objectif ultime de toute collectivité. Depuis l’Antiquité, guerres et paix rythment l’histoire des civilisations. Il n’est que de relire Homère pour se remémorer, avec la sagesse antique, les contours de la condition humaine. L’Iliade raconte la guerre de Troie et l’Odyssée le retour d’Ulysse en son royaume d’Ithaque. L’un, le déchainement de violence, l’autre, le retour à l’ordre : deux pas semblant cadencer l’évolution de la nature humaine. Ainsi, l’usage de la force armée apparaît comme une des expressions les plus anciennes et courantes des relations humaines. Dans sa forme paroxystique, cette violence est la guerre qui exprime la volonté extrême d’un État, via l’emploi de troupes en arme, de trouver un meilleur état de paix pour garantir l’ordre, compris comme le « premier besoin de l’âme, […] c’est-à-dire un tissu de relations sociales » (4), et la prospérité des siens.
Avec Renan, il y a donc du sens à emprunter à la sémantique religieuse la notion chrétienne de consubstantialité, définie lors du premier concile de Nicée en 325. Questionner l’unité d’essence de deux facteurs essentiels d’une nation, sa cohésion et l’efficacité de sa défense, revient donc à mettre en exergue les ressorts spirituels, au sens « renanien » du terme, qui sous-tendent la viabilité de la Nation française. Il s’agit d’éclairer l’intrication entre la solidarité nationale et l’efficacité de l’armée française, à l’heure où le fait guerrier retentit à nouveau sur le théâtre européen, au son d’une conflictualité moderne brouillant toutes les notes guerrières jouées jusque-là.
Ce cadre étant posé, il semble prudent d’émettre deux réserves, tant le sujet interpelle par son gigantisme et sa sensibilité, tant l’écosystème aussi de notre nation reste une matière insaisissable. Aussi, l’ambition n’est pas de définir cette consubstantialité précise, pour le moins délicate, mais bien de rassembler des éléments non mis en résonnance encore, afin de contribuer à déchiffrer quelques lignes de code de l’ADN national. Puis, parler de cohésion nationale et d’efficacité militaire conduit également à recourir au principe de relativité dans la mesure où les invariants identifiés jusque-là resteraient étroitement liés à leur époque. À la nôtre, rien n’est encore achevé ; il s’agira donc bien de discerner, dans l’obscurité de la reconfiguration géopolitique globale, des facteurs permettant de demeurer une nation soudée et défendue, à même de satisfaire ses besoins fondamentaux.
La cohésion nationale comme centre de gravité des armées en démocratie
Cohésion nationale et efficacité militaire sont deux facteurs existentiels car c’est la volonté générale qui porte le dessin d’une démocratie et confère à son armée sa puissance matérielle et immatérielle.
Du contrat social à la cohésion nationale
Aux origines de l’union des hommes se trouve une volonté collective d’organisation sociale afin d’assurer sa survie. L’anthropologue Georges Dumézil (1898-1986) a démontré que la naissance des sociétés indo-européennes est intervenue lorsque les hommes se sont organisés autour de trois fonctions fondamentales : celle du sacré, en charge à la fois du culte, du souverain et du juridique ; celle de la production et de la fécondité ; et celle guerrière, en charge de la défense des deux premières (5). Dès lors, « faire civilisation » s’opère lorsque l’organisation collective de l’usage de la violence est confiée un groupe déterminé, afin que les deux autres puissent se consacrer à leurs tâches dédiées. Ce faisant, la distinction entre un militaire, contenant la violence, et un civil, produisant la richesse ou régissant l’organisation sociale et judiciaire, apparait. La justesse de cette analyse anthropologique résiste à la sécularisation de notre société.
Une approche complémentaire à la description de la nation est d’ordre philosophique. Émergeant en opposition au pouvoir absolu du monarque de droit divin, les philosophes « contractualistes » ont théorisé la façon dont, en passant d’un état de nature à un état du contrat, les sociétés sont nées, et avec elles le principe d’égalité politique à l’époque moderne. Ainsi, pour Thomas Hobbes (1588-1679), il faut, pour dompter la nature animale de l’homme, un contrat social par lequel chacun remet à un État une partie de sa liberté afin de garantir la paix civile. John Locke (1632-1704) va, pour sa part, prôner la liberté de conscience individuelle et formuler trois principes essentiels du libéralisme politique : la séparation du pouvoir en plusieurs entités afin de prévenir les dérives totalitaires, le respect absolu et par tous de la loi, et la définition d’un gouvernement représentatif. Pour Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), à l’inverse, l’état naturel de l’homme faisait son bonheur et c’est l’état social imposé qui est la cause de son malheur ; il faut donc définir une souveraineté populaire, un pacte social, dans laquelle chacun se soumettrait consciemment aux gouvernants choisis. Leurs trois pensées auront grandement inspiré les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), promulguée le 26 août 1789, et qui servira désormais de socle à tous les régimes démocratiques en France.
La DDHC, véritable texte législatif, constitue un tournant majeur dans la structuration de la nation française, en ce qu’elle abroge le principe de pouvoir absolu du roi, détenu par droit divin, qui a présidé au gouvernement de la France pendant près d’un millénaire. Elle structure le rapport en France entre l’État, la population et son armée, autour des principes démocratiques – souveraineté du peuple qui fonde la légitimité politique, loi comme expression de la seule volonté générale, et disposition pour le peuple des moyens de contester par voie juridique ou associative les décisions gouvernementales. Cette révolution entraîna deux conséquences majeures. La première, comme démontré par l’historien et philosophe Marcel Gauchet (6), et plus récemment par l’essayiste Michel de Jaeghere (7), en faisant fi de la loi naturelle et de la recherche du bien commun qui en découle, la République laïque et démocratique ne reconnaît plus qu’une seule morale : celle de l’attachement au respect de la loi positive et des institutions qui la protègent. La seconde, le degré de libéralité des régimes démocratiques se caractérise par l’efficacité des corps intermédiaires, l’attention des gouvernants aux requêtes des gouvernés et l’efficience des voies de recours du peuple. Dès lors, il importe en démocratie que soit testé en permanence le débat sur la légitimité des décisions et des lois que le gouvernement impose.
L’exercice de la démocratie consiste donc à « Faire Nation » quotidiennement, en entretenant entre les armées, la population et le pouvoir politique des liens nourris, réciproques et constants, à l’ombre de valeurs partagées, rassemblées dans un « projet commun ».
L’armée est une émanation de la Nation
L’armée étant une émanation de la nation, chargée de sa protection, il appartient à l’État d’en organiser son fonctionnement et sa place dans la cité.
Le soldat moderne est véritablement né de la Révolution française ; il n’était sous l’Ancien Régime globalement que le « soldé » d’un commandant de régiment, qui avait lui-même acheté son titre et son unité. Il était, par ailleurs, assimilé à un « vagabond oisif », selon l’expression de Clausewitz, faute de reconnaissance de son statut de sujet. À partir de 1789, « l’égalité en droit et l’éligibilité de chacun à tous les emplois conférèrent au soldat une dignité d’homme et de citoyen » (8). C’est ainsi que la Révolution française modifia le sens et la nature des guerres à venir, faisant du soldat-citoyen un engagé plein et entier, prompt à être mobilisé pour défendre son peuple, ses droits, sa patrie. La levée d’armées de masse devenait possible avec la loi Jourdan du 5 septembre 1798, répondant à l’élan collectif d’une Nation en armes et dotée, à mesure des progrès industriels et technologiques, d’une puissance de feu toujours plus importante. Au fond, à partir du XIXe siècle, la guerre allait revêtir un caractère total au point de menacer de s’émanciper de la politique. C’est ce que Clausewitz avait anticipé (9).
C’est devant ces travers permis par la modernité que furent aussi conduites des réflexions pour comprendre l’homme dans la guerre (10), ses pathologies (11) et ses liens avec la nation. Dans un discours prononcé à la chambre des députés le 20 avril 1917, après près de quatre années de guerre mondiale, une profonde crise morale et plus d’un million de Français morts au combat, Clemenceau, nouveau président du Conseil et ministre de la Guerre, est sans doute celui qui a le mieux formulé le besoin de reconnaissance : « Ces Français, que nous fûmes contraints de jeter dans la bataille, ils ont des droits sur nous ! (12) » Ces propos, issus de son Discours de guerre du 8 mars 1918, expriment à la fois le rôle de l’exécutif vis-à-vis de son armée, mais aussi les liens particuliers entre le soldat, conscrit ou engagé, et le pouvoir politique.
À la lumière des travaux sur le soldat et la guerre et des considérations politiques sur l’engagement des armées, la Ve République a légiféré sur l’organisation, le fonctionnement et les missions de la force armée française. C’est l’objet du code de la défense (13) qui englobe l’ensemble des dispositions législatives et règlementaires sur la Défense nationale. Dans le livre 1er, la 4e partie est consacrée au statut général des militaires (14), qui regroupe l’ensemble des règles de droit auxquelles sont soumis les militaires. Il reconnaît le rôle solennel des armées françaises vis-à-vis de l’ensemble des citoyens : « L’armée de la République est au service de la Nation. Sa mission est de préparer et d’assurer par la force des armes la défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la Nation. (15) » Comme pour équilibrer les devoirs et sujétions auxquels sont soumis les militaires (16), et contrebalancer la restriction de l’exercice des libertés individuelles (17), ce statut général fait également bénéficier en contrepartie de garanties morales : « Les devoirs qu’il comporte et les sujétions qu’il implique méritent le respect des citoyens et la considération de la Nation. (18) » Ainsi, l’État codifie en quelque sorte la nature des liens entre le militaire et la Nation au travers du respect, compris comme le sentiment de l’ensemble des concitoyens incitant à traiter les militaires avec égards d’une part, et de la considération, comprise comme l’attention particulière de la nation qui leur est due, d’autre part.
Ainsi, en France, les armées sont composées de citoyens issus de la nation et l’État les organise légalement et règlementairement, précisant leur place, droits et devoirs.
Centre de gravité des armées
Composé de filles et de fils de toutes les couches de la société française, l’armée tire nécessairement sa force de la cohésion nationale parce qu’elle en est innervée et a charge de la défendre.
C’est pourquoi dans sa stratégie militaire générale, le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, a fait du renfort de la cohésion nationale l’un de ses quatre axes pour faire face aux défis à venir (19). Ainsi les armées contribuent activement à la résilience de la nation grâce à différentes actions, caractérisant le lien armée-nation : appui et soutien aux forces de sécurité intérieures et aux forces de sécurité civiles lorsque la situation l’exige, diffusion de la culture de Défense auprès du plus grand nombre avec des offres spécifiques, contribution à la résilience numérique face aux menaces cyber, partage d’expertises duales au travers de parcours croisés entre civils et militaires dans des domaines clés, engagements ciblés envers la jeunesse, dynamisation du lien entre les jeunes, les unités, les blessés et les anciens combattants, contribution au développement durable économique, social et environnemental, etc. La réserve opérationnelle est également un levier central pour renforcer les forces d’active, mieux impliquer la société à l’effort de défense et renforcer la résilience générale. Enfin, les armées veillent à demeurer un partenaire stratégique majeur avec la Base industrielle et technologique de défense (BITD).
Par ailleurs, tout ce qui affaiblit la cohésion de la nation a un impact sur l’efficacité des armées : le séparatisme et le communautarisme, en divisant la société, peut aussi atteindre les rangs même des armées ; la diversité culturelle, en amenuisant l’adhésion aux valeurs communes, peut détourner des valeurs socles de l’engagement militaire ; la polarisation politique, en atténuant le désir de « vivre ensemble », peut dissuader de s’engager au service de la patrie ; et l’individualisme, en refusant le service du bien commun, prive la nation de certains de ses membres et les forces armées de citoyens responsables. Il appartient bien à l’État en premier lieu de combattre ces menaces et d’entretenir cette cohésion de la nation car son premier rôle est de veiller avant tout à la défense de la France – dont l’efficacité de son armée – ce que le général de Gaulle a résumé dans une formule célèbre « La Défense ! C’est la première raison d’être de l’État. Il n’y peut manquer sans se détruire lui-même. (20) »
Dès lors que le pouvoir politique entretient une défense à la hauteur de ses ambitions, anime un dialogue démocratique sur les enjeux de défense et veille à la résilience de la population, que les armées remplissent leurs missions en respect des lois de la guerre et des valeurs de la nation, alors la nation prospère sous la protection d’armées dissuasives et efficaces.
Enjeux de préservation de cette consubstantialité
La préservation de cette consubstantialité revêt un caractère existentiel pour toute démocratie, d’un côté parce que l’histoire récente a démontré qu’à chaque fois qu’elle n’a pas été défendue convenablement, la nation a été mise en péril et, de l’autre, parce que les menaces actuelles qui pèsent sur notre démocratie attaquent directement les fondements de son existence.
Les leçons tirées d’effondrements passés
Apprendre de ses expériences passées est une injonction morale pour les nations. Trois exemples illustrent l’impératif de ne pas oublier son passé afin de rester maître de son destin et d’adopter une attitude mesurée, responsable et équilibrée.
Le premier exemple est celui donné par le premier des historiens, Thucydide (466-399 av. J.-C.), dont l’ouvrage relate la guerre qui opposa Athènes à Spartes onze années durant (21). Cette histoire illustre en particulier comment la cité athénienne, au sortir des guerres médiques (490-479 av. J.-C.) qui l’opposa à l’empire achéménide, prospéra au point de nourrir une velléité hégémonique au-delà de sa sphère d’influence circonscrite à la Ligue de Délos (22) (478 av. J.-C.). Toutefois, la concentration de puissance et de richesse que lui valut un empire conquis par la force, sans grand respect de la volonté des populations (cf. le « dialogue Mélien » dans son livre 5), sans état d’âme pour la violence des moyens mis en œuvre pour l’établir et le défendre, et en s’affranchissant des traités, a provoqué à la fois le ressentiment et la défection de ses alliés, la jalousie et la cupidité de ses ennemis, et sa propre ruine in fine. La leçon de Thucydide tient dans la morale de la guerre du Péloponnèse : s’il est indispensable de respecter la loi naturelle pour vivre en harmonie, il n’en demeure pas moins que le puissant – qu’il s’adosse ou pas au droit positif – l’emportera le plus souvent sur le juste à court terme, mais que la vie des nations reprendra à long terme l’ascendant selon la loi naturelle. D’où l’importance de « faire nation » autour de valeurs universelles et de garder les nations des tentations d’hybris.
Le deuxième exemple est celui de l’effondrement de la France, effectif en mai-juin 1940, lorsqu’en moins de six semaines, l’Allemagne du IIIe Reich a soumis militairement le pays et pris politiquement la destinée de la zone occupée. Il n’est que de relire l’historien Marc Bloch (1886-1944) ou le général André Beaufre (1902-1975) pour identifier les raisons qui ont présidé à l’incapacité du pays à s’opposer à l’invasion allemande. Le premier commence à rédiger L’Étrange défaite (23), « le procès-verbal de l’année 1940 » au sortir de la débâcle en se livrant à un véritable examen de conscience de citoyen-historien. Plus que l’infériorité de l’armement français, il identifie surtout la faillite morale et intellectuelle de la France comme origine de cet effondrement : aveuglement des chefs de l’armée française qui ont campé sur une doctrine défensive, esprit de renoncement de la classe politique, frilosité des classes moyennes, mépris des intérêts nationaux de la part des syndicats, pacifisme ambiant des années 1930, lâcheté de la génération de 1914-1918 qui pressentait un traité de Versailles portant en germe une revanche allemande… Le second, dans un ouvrage (24) moins connu, paru en 1965 puis réédité en 2020, livre une analyse fine des causes de la défaite, que Beaufre résume en l’esprit « ancien combattant » pacifiste, conséquence des saignements de la Grande Guerre et qui a irradié l’ensemble du corps social français. Il pointe également l’absence d’adhésion de la nation à la guerre et la non-dotation par l’État d’une armée à la mesure de sa politique. Autant de leçons qui militent pour un juste alignement de la trinité clausewitzienne, et conserver un équilibre dans la relation démocratique pour assurer à la fois résilience de la nation et force morale des armées. Au risque sinon de revivre l’effondrement national.
Le troisième exemple consiste à puiser dans les travaux sociologiques réalisés par les sociologues américains Edward Shils (1910-1995) et Morris Janowitz (1919-1988) sur les causes de l’effondrement d’une armée en guerre. Tous deux ont publié les résultats de leur étude pour la première fois en 1948 (25). Durant la Seconde Guerre mondiale, ils ont servi dans la division « Recherche et analyse » de l’Office of Strategic Service à Londres. Affectés à l’étude de la propagande allemande, ils réalisèrent dès juin 1944 de nombreux interrogatoires de prisonniers de guerre de la Wehrmacht, autant d’entretiens psychologiques, ainsi qu’un sondage d’opinion mensuel sur des échantillons de prisonniers choisis de façon aléatoire, leur permettant de recueillir des informations précieuses, à la base de leur étude sur la cohésion au combat. Cette étude donne à comprendre comment le soldat résiste à l’expérience destructrice et éprouvante de la guerre. Dans ce cadre, elle démontre combien les relations armée-société étaient essentielles pour constituer initialement des unités soudées et motivées, grâce au soutien moral, matériel et affectif que leur fournissait le peuple allemand. L’effondrement de la Wehrmacht débuta vers la fin de la guerre lorsque leurs familles furent menacées sur leur territoire national, puis lorsque le renouvellement des pertes au combat fut opéré par la « mobilisation totale » (26), qui convoqua toutes les recrues disponibles sous la contrainte. Le ressentiment et l’amertume de ces dernières mobilisations ont signé le divorce de la population avec les décisions de l’État au profit de sa politique guerrière et favorisé la dissolution de la force morale des unités.
Ces trois leçons enseignent combien perdure un État démocratique veillant au bien commun, légiférant en harmonie avec la loi naturelle, œuvrant à entretenir l’esprit de défense de sa population et dont la politique de défense parvient à fédérer les quatre niveaux de préparation de la guerre : technique, tactique, stratégique et politique.
Menaces pesant sur la résilience de la nation
Les défis auxquels la nation française doit faire face aujourd’hui sont multiples et complexes, ils militent en premier lieu pour une défense de la cohésion de notre société.
Ces défis consistent tout d’abord en une série de menaces exogènes face auquel l’État de droit peine à apporter une réponse pragmatique et respectueuse à la fois des intérêts de la nation française et des aspirations de ses concitoyens. Il s’agit du changement climatique, conséquence de l’activité humaine et d’une population mondiale qui n’a jamais été aussi importante. S’il agit en catalyseur de chaos que savent manipuler certains compétiteurs, ce changement multiplie surtout les crises, malmène les populations rurales, côtières ou se situant dans les zones arides ou semi-désertiques. Dès lors, il ne s’agit pas tant de sauver la planète que de sauver les conditions de vie en dehors du territoire national, tout en respectant les grands équilibres de la société française. Puis le changement démographique dans le monde verra également exploser la population du Sud alors que la part des populations européennes ne cesse de décroitre (de 26,2 % en 1900, elle est passée à 12,8 % en 2010 et représentera moins de 7 % d’ici 2050 (27)), provoquant immanquablement des flux migratoires en quête de terres fertiles et de prospérité. Aussi le délitement du droit international et des traités, commencé progressivement au début du XXIe siècle, s’est accéléré et il ne permet plus de réguler efficacement l’appétit des États ou de régler des différends entre eux, ni de contenir l’arsenalisation du monde et de l’espace. Enfin, les besoins toujours croissants en énergie conduisent à s’approprier (stratégie du fait accompli) autant qu’à contester l’accès aux ressources (stratégie du déni d’accès), sur terre comme dans les mers.
Ces défis consistent ensuite en plusieurs menaces endogènes, remettant en cause les politiques publiques autant qu’ils fragmentent la cohésion nationale. Leur description la plus significative est réalisée dans la dernière publication du sondeur et essayiste Jérôme Fourquet (28). Il démontre combien les problématiques liées à l’immigration, à l’insécurité et à la désindustrialisation ont polarisé le débat public et contribué à l’émergence d’un nouveau modèle de société caractérisé par un moindre seuil de tolérance à tout ce qui vient entraver le désir ou l’envie de désir individuel, le refus de se soumettre à un cadre contraignant, l’abaissement de la civilité et le recours accru à la violence. Indéniablement, cette modification a un impact direct sur la résilience de la nation et la fait s’éloigner des valeurs prônées dans les armées : effacement de soi au profit du collectif, élévation par l’effort et culte du sacrifice pour son pays (29), principalement. Il en ressort un affadissement général du sentiment d’appartenance à la communauté nationale, une péremption du modèle social français, une modification profonde du marché du travail, ainsi qu’une impuissance de l’État à endiguer les conflits de territoire, de valeurs et internes à notre société comme le refus de l’universalisme humaniste ou la cancel culture (30). Cela provoque une forme de fatigue neurasthénique des démocraties, une impatience des peuples et une modification profonde des relations entre les individus, que les algorithmes des réseaux sociaux savent pleinement exploiter, générant frustrations, poussant à la radicalisation des opinions et provoquant des distorsions entre le réel et le numérique, le public et le privé, la perception et la vérité, l’égalité et la justice (31)…
Enfin, ces défis exigent de nos armées qu’elles s’adaptent rapidement sans ne rien perdre de leur efficacité ni de leur spontanéité afin de maintenir leur aptitude permanente à défendre la France et protéger ses intérêts. Elles doivent, pour cela, repenser le lien homme-machine comme en appel le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, dans son ouvrage (32) paru en 2024. Elles doivent également changer d’échelle, en se préparant à un engagement de haute intensité, puis assurer le recrutement et la fidélisation de leur ressource humaine, dans un marché du travail très concurrentiel et avec une offre à rebours des canons portés par notre société. Or, ce marché du travail vit une transformation systémique inégalée, bouleversant quarante années de pratiques. Il en ressort des liens sociaux distendus, la remise en cause du contrat de travail traditionnel avec le télétravail, la péremption rapide des compétences techniques, des modèles de formation initiale désuets, la perte de la « valeur travail », une émancipation moindre au travail, la mise au jour de « bullshitjobs » ainsi qu’une attente forte des promesses de productivité de l’intelligence artificielle. Si les armées se tiennent pour l’instant à l’écart de ces transformations, elles sentent bien toutefois l’urgence de ne pas se désynchroniser de l’évolution de la société, à la fois parce qu’elles nécessitent toujours le soutien et la reconnaissance de la nation dans leurs engagements quotidiens, et parce que les sujétions exorbitantes du droit commun liées à leur état militaire reposent sur leur acceptation par la jeunesse rejoignant les rangs, en contrepartie de justes compensations. Or, cette acceptation coûte de plus en plus aux hommes et femmes désormais, ainsi qu’à leurs familles aux modèles diversifiés, dans une société qui aspire à toujours plus de satisfaction de ses besoins individuels. Cette situation pose la question du temps de travail, de l’emploi du conjoint de militaire, de la stabilité scolaire de leurs enfants, de l’accès à la propriété et de la nature indemnitaire de la rémunération en particulier.
Si l’histoire nous éclaire sur les erreurs à ne pas commettre, les défis auxquels nous devons faire face invitent l’État, la nation et les armées à tenir compte des évolutions géopolitiques pour assurer la résilience de la nation avec pragmatisme, sens commun et détermination.
Penser en stratège la préservation de cette consubstantialité
Afin d’éviter l’effondrement par quelque biais que ce soit et face à ce qui ressemble désormais à la fin d’un cycle géopolitique, il convient de renouer avec la grande stratégie comme recommandé par le général Beaufre (33) : « La guerre est devenue totale, c’est-à-dire simultanément dans tous les domaines, politiques, économiques, diplomatiques et militaires […] Il en résulte également que la stratégie ne peut plus être l’apanage que des militaires. »
Redonner à la stratégie sa noblesse
Il s’agit désormais de repenser globalement l’emploi de la force, sous toutes ses formes, pour assurer la prospérité de notre nation et gagner les conflits protéiformes et multi-champs. Rentrer en stratégie est un impératif car nos principaux compétiteurs en usent ouvertement, déjouant les règles traditionnelles et affaiblissant notre démocratie en même temps. Cela exige de définir avec chacun d’eux une dialectique de volonté en recourant à tout le spectre de la force et réaffirmant, en tout dernier recours, celui de la force armée. La Chine mène une véritable stratégie contre l’Occident en conduisant un certain nombre d’activités visant à manipuler et influencer les perceptions, y compris des populations civiles, la plupart du temps par des moyens non militaires. Cette guerre est une manière de gérer et de contrôler les relations internationales en promouvant « une politique défensive marquée par un activisme offensif » (34), et une volonté de desserrement occidental en diffusant un autre modèle idéologique afin d’accroître son hégémonie. Pour sa part, il n’est plus de mystère que la Russie, via la doctrine Guerasimov (35), mène une guerre non-linéaire, étendue à toutes les dimensions et par tout type de moyens, sans cesse évolutive. Usant d’une agilité stratégique remarquable, en visant à faire du centre de gravité de ses adversaires un embarras seulement, la Russie cherche à réaffirmer sans ménagement sa puissance régionale et à protéger activement sa sphère d’influence ; pour ce faire elle recourt indifféremment à tout son soft power, à l’information warfare sans restriction et à une diplomatie militaire décomplexée (36).
Par ailleurs, et comme invoqué par le général Didier Castres (37), il importe aujourd’hui de s’affranchir de biais cognitifs ou d’approches conformistes éculés ces dernières décennies dans la gestion de crise qui ne fonctionnent pas. Ces « cinq péchés capitaux de la gestion de crise » (38) sont de se garder du « prêt-à-porter » idéologique et diplomatique, d’éviter de ne recourir qu’aux réponses militaro-sécuritaire alors que la cause de la crise est bien souvent dans un autre domaine, d’appréhender l’in-concordance des temps entre les différents domaines de gestion, de ne pas penser en cloisonnement géographique des menaces parfois systémiques et douées d’ubiquité et, enfin, de ne pas céder aux aléas de la pression médiatique ou de l’opinion publique. Au fond, il s’agit de gérer en stratège les facteurs temps, espace et force pour prédire la menace, canaliser l’action de l’adversaire et imposer sa volonté.
Ce comportement stratège implique aussi que le domaine politico-militaire fonctionne dans un climat de confiance réciproque et constructif. Raisonner l’emploi de la force dans un monde aux nouvelles frontières de la conflictualité doit se faire en conservant le primat du pouvoir politique sur les militaires comme le prévoit notre Constitution, conscient aussi que l’actualité appelle à une coordination étroite et subtile entre nos dirigeants politiques et les autorités militaires pour préparer la guerre. Or, les relations entre le soldat et le politique n’ont jamais été évidentes. Se revendiquant de la vision politico-militaire du général de Gaulle (39), Sébastien Lecornu a écrit : « Si le risque pouvait être jadis d’éloigner inutilement le militaire de l’élaboration de la décision politique, il est davantage aujourd’hui de voir le politique se déposséder de sa responsabilité au profit du militaire. (40) », du fait du désintérêt et, parfois, de la paresse d’appréhender ces sujets de la part de certains politiques. Dans les faits, l’ombre des 5e bureaux et du putsch d’Alger restent aussi gravés dans le cortex des décideurs politiques (41), les « difficultés de compréhension du sujet [les questions de Défense] sont aussi alimentées par les marges d’appréciation qu’offre le cadre légal » à propos du devoir de réserve, puis « la démission du général Pierre de Villiers en juillet 2017 a été le révélateur puissant que le politique n’est toujours pas enclin à laisser vivre et exister la parole militaire, y compris dans les lieux et contextes qui doivent précisément la voir s’épanouir » (42). Or, suivant l’appel du général Benoît Durieux, en février 2025, à redonner un sens à l’usage de la force en usant de la stratégie, « politiques et militaires doivent agir en duo, plutôt que chercher une répartition des rôles » (43), au gré des caractères, des circonstances, des objectifs. Politiques et militaires ne peuvent avancer en stratégie à front renversé.
Du « faire-corps » militaire au « faire-nation »
Entrer en stratégie est aussi un impératif pour nos armées qui, depuis la professionnalisation, ont presque perdu le contact avec la nation, favorisant la désynchronisation de notre société d’avec la conscience des enjeux du monde.
Leur première urgence est de retrouver une surface de contact avec la population française. La place du soldat dans la cité s’est progressivement estompée ces trente dernières années, sous l’action simultanée du mirage de la « fin de l’histoire » (44) et de l’opportunité de disposer des dividendes de la paix (45), en suspendant le service national, professionnalisant l’armée pour en faire un corps expéditionnaire et en taillant un outil de défense selon le principe de la stricte suffisance par le biais de différentes politiques publiques. Certes, le service national était devenu inégalitaire et ne touchait plus que 22 % d’une classe d’âge en 1990 (46), mais il permettait au moins d’éveiller l’esprit de défense d’1/5e de la population. En 1996, 9,6 % de la population française servait sous les drapeaux. Ce n’est plus que 2,9 % en 2025 (47). Au nom de la consubstantialité de la cohésion nationale et de l’efficacité militaire, il semble nécessaire de démultiplier les occasions de contact des armées avec sa population : véritable enjeu interministériel, dépassant la simple notion de visibilité, il s’agit de recréer du lien régulier et sur l’ensemble du territoire – tout un chantier.
Leur deuxième urgence est d’inspirer davantage, pour témoigner que la France se construit chaque jour et la liberté se défend, parfois de façon tragique, et que les armées y contribuent de façon fondamentale. Il s’agirait de pouvoir mieux partager leur militarité et chercher l’adhésion active de la société. Cela passerait par le fait de repenser les missions au caractère ambigu (48) et qui sèment la confusion dans l’esprit public sur la finalité des armées, au profit d’un engagement plus important auprès de la jeunesse, sous la forme d’offres ciblées, selon les besoins de la Défense et les effets recherchés. Cela permettrait également, par une transmission plus importante de la culture militaire, de redonner à la nation la trace du soldat (49) au quotidien : témoignages dans l’éducation nationale, multiplication des travaux universitaires (military studies), productions cinématographiques, meilleure coordination avec le monde médiatique, ouverture plus fréquentes des emprises militaires, obligation de participation des unités militaires et des écoles aux cérémonies nationales du 8-Mai et du 11-Novembre dans toutes les localités de France, emplois réservés aux anciens militaires à l’image des Vets américains, etc.
La troisième urgence est de se doter des leviers pour gagner la bataille de l’influence, car la société ne comprendrait pas que les armées ne disposent pas de tous les moyens pour défendre les intérêts supérieurs de la Nation. Or, si tous nos compétiteurs ont désormais un recours débridé à l’arme numérique, la France reste encore très en deçà des capacités d’influence pour se défendre, d’une part, et attaquer au besoin, d’autre part – dans le respect de ses valeurs. La conflictualité moderne, combinant des modes d’action militaires et non militaires, directs et indirects, licites ou illicites, souvent ambigus et difficilement attribuables, milite pour une stratégie numérique ad hoc, portée pleinement par des armées, qui serait détentrice d’une pleine capacité et avec une stratégie nationale allant dans ce sens. La préconisation est de donner aux armées bien plus de moyens, de leviers et de champs d’action que la doctrine militaire française actuelle publiée sous le nom de Lutte informatique d’influence (L2I) (50). Car, dans une démocratie moderne, qui comprendrait que l’on puisse être menacé sérieusement, sans même que les armées ne puissent se battre sur ce champ également ?
Raviver « le feu sacré de l’unité nationale »
Agir en stratège consiste enfin à raisonner notre projet de vie commun, ce qui fait que nous sommes une grande nation et pourquoi nous devons le rester. Sinon, pourquoi se battre ?
Cela passe inévitablement par la reprise du récit national, élément structurant de la conscience collective. Dépassant les clivages politiques, il doit constituer la formalisation immatérielle de notre héritage multiséculaire et être pensé non pas en citoyen du monde ou en Européen, non plus en opérant des ellipses idéologiques, mais en élément constitutif d’une identité de référence, héritée, fondée, vivante et à même de poursuivre l’aventure française, au sein de l’ensemble européen, avec sa dimension universelle. Si la mondialisation des échanges puis la fluidité numérique ont profondément altéré le substrat social de notre nation, la résilience de notre pays à la volonté de désoccidentaliser la gouvernance mondiale ne pourra pas faire l’économie d’un récit national juste, apaisé, fédérateur et assumé. Il s’agit d’une condition sine qua non pour résister à la bataille d’influence qui sourde et qu’une intelligence artificielle mature menace de faire éclater.
Ce récit national est un prérequis pour innerver l’esprit de défense de notre société. Ce dernier a fait l’objet d’une étude de l’Institut Montaigne (51) en mars dernier et décrit parfaitement le besoin d’en retrouver les ressorts pour le diffuser et l’entretenir, alors qu’un conflit majeur a ressurgi aux portes de l’Europe. Résultant d’une parole politique choisie, d’une éducation civique ajustée, de liens entre les armées et la nation démultipliés, ainsi que du rôle des entreprises et associations dans le sens qu’ils donnent à l’action commune, l’esprit de défense doit signaler à nos compétiteurs le caractère de notre nation et dissuader toute forme d’agression. A minima, il doit montrer que la cohésion nationale soutiendra résolument l’engagement de son armée.
Ce récit doit, enfin, dans l’esprit mais aussi la lettre, permettre de renouer avec la sagesse antique pour en constituer une stratégie nationale : si vis pacem, para bellum, « si tu veux la paix, prépare la guerre ». Cette prescription est extraite du traité Epitoma Rei Militaris, De la chose militaire, de l’auteur romain Publius Flavius Vegetius Renatus, plus communément appelé Végèce. Datant du IVe ou Ve siècle ap. J.-C., cet écrit est un compendium de tous les principes stratégiques de l’époque gréco-romaine, à destination de l’empereur, au moment où l’auteur assistait à l’effondrement de l’Empire romain, qu’il décrivit comme étant du fait de la disparition du patriotisme et du civisme, rendant la population vulnérable aux différentes formes de domination étrangère. La portée de ce traité est tracée et singulière : succès du Moyen Âge à la Renaissance, il fut le premier traité militaire à avoir été imprimé en 1470, aussi livre de chevet de Napoléon et du Prince de Ligne. Pour les Anciens, il n’y a donc de prospérité qu’en temps de paix, en préparant la guerre « au cas où » et pour ne surtout pas avoir à la faire, en entretenant civisme et patriotisme, soit le sentiment de vouloir vivre en nation.
La difficulté de l’Ukraine à renouveler ses pertes au front depuis plusieurs mois comme le choix assumé de ne pas engager ses hommes entre 18 et 24 ans, privant de près d’un demi-million de combattants les rangs de son armée malgré la menace existentielle que fait peser la Russie, doivent inviter toute nation à raisonner les raisons de notre propre survie d’une part, et les moyens à mettre en œuvre pour éviter une telle tragédie, d’autre part.
Notre démocratie est attaquée et peut s’effondrer sans que son armée n’ait à combattre. Le contrat social sur lequel elle repose est sévèrement malmené et souffre du délitement du civisme individuel, collectif et étatique, au moment même où l’explosion de nouvelles technologies bouleverse notre organisation sociétale et la cohésion interne de la nation. Nos compétiteurs en jouent pour redessiner un nouvel ordonnancement du monde qui leurs corresponde. Plus que jamais, conscient des erreurs passées et confiant en notre destinée, il est indispensable de repenser ce pacte social auquel est suspendu la défense pour garantir à nos concitoyens une existence prospère, en parfaite adéquation avec les valeurs françaises. Dans notre démocratie, les armées ont un rôle à jouer à la fois politique, sécuritaire, économique et social ; il devient impérieux qu’elles puissent le jouer pleinement, dans la vie de la Cité ainsi revigorée. Il y va de la survie même de notre nation qui, comme l’évoque Ernest Renan dans sa conférence déjà citée, doit pouvoir continuer à chanter le chant spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes. (52) » ♦
(1) Renan Ernest, Qu’est-ce qu’une nation ? (1882), Mille et une Nuits, rééd. 1997.
(2) Ibidem p. 31.
(3) À la manière de son contemporain, le philosophe Édouard Schuré qui, dans Les Grands Initiés paru en 1889, cherche à « réconcilier les sciences et les religions » en démontrant que le « spirituel » n’appartient pas qu’au domaine religieux.
(4) Weil Simone, L’enracinement (1949), Gallimard, rééd. 1990, p. 18.
(5) Dumézil Georges, Mythe et Épopée. Tome I : L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Gallimard, 1968, 672 pages.
(6) Gauchet Marcel, La révolution des droits de l’homme, Gallimard, 1989, p. 1-23.
(7) Jaeghere (de) Michel, Le cabinet des antiques : Les origines de la démocratie contemporaine, Les Belles Lettres, 2021, p. 129.
(8) Drévillon Hervé, L’individu et la guerre : Du chevalier Bayard au soldat inconnu, Belin, 2013, p. 11.
(9) Clausewitz (von) Carl, De la guerre (1832), Les Éditions de Minuit, rééd. 1955, p. 131.
(10) Voir par exemple : Ardant du Picq Charles, Études sur le combat, combat antique et combat moderne, Économica, 2004, 254 pages.
(11) Exemple de Dominique-Jean Larrey (1766-1842), chirurgien en chef de la Grande Armée. Proche de Napoléon Ier, il fut de toutes ses campagnes. Il est considéré comme le père de la médecine d’urgence, ayant développé en particulier la « chirurgie de l’avant ». Ses travaux scientifiques firent avancer la chirurgie, la médecine et l’hygiène publique.
(12) Clemenceau George, Discours de guerre, Presses universitaires de France, rééd 1968, 279 pages (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6484m/texteBrut).
(13) Créé par ordonnance n°2004-1374 du 20 décembre 2004 et établi par la loi n°2005-270 du 24 mars 2005 (https://www.legifrance.gouv.fr/codes/texte_lc/LEGITEXT000006071307/2024-08-01).
(14) Le premier statut général des militaires date de l’ordonnance du 7 janvier 1959, établi par la loi n°72-662 du 13 juillet 1972. Il sera réformé par la loi n°2005-270 du 24 mars 2005.
(15) Article L.4111-1 du Code de la Défense.
(16) Ibidem : « L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité ».
(17) Ibid : « Les militaires jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens. Toutefois, l’exercice de certains d’entre eux est soit interdit, soit restreint dans les conditions fixées au présent livre ».
(18) Ibid.
(19) Stratégie militaire générale du chef d’état-major des Armées, octobre 2023 : « La cohésion nationale est le fondement de la résilience. Elle contribue directement aux forces morales des armées. Elle doit être considérée comme un centre de gravité essentiel : facteur de déstabilisation si elle est fragilisée, force lorsqu’elle épaule l’engagement des armées dans des crises et des guerres ».
(20) Gaulle (de) Charles, Discours de Bayeux, 16 juin 1946 (https://www.elysee.fr/).
(21) Thucydide, L’Histoire de la Guerre du Péloponnèse, Éditions de l’École de Guerre, Coll. Citadelle, 2020, 906 pages.
(22) Alliance militaire développée en 478 av. J.-C. permettant de lever un impôt et de prélever hoplites et rameurs.
(23) Bloch Marc, L’Étrange Défaite (1946), Folio Histoire, rééd. 1990, 326 pages.
(24) Beaufre André, Le Drame de 40, Perrin, 2020, 368 pages.
(25) Shils Edward et Janowitz Morris, « Cohésion and Désintégration in the Wehrmacht in World War II », Les Champs de Mars, n°9, 2001, p. 179-207 (https://patcosta.com/wp-content/uploads/2024/07/Cohesion-and-Disintegration-in-the-Wehrmacht-by-Edward-Shils-and-Morris-Janowitz-Public-Opinion-Quarterly-Vol-12-No-2-1948-.pdf).
(26) Ibidem, p. 188.
(27) Sardon Jean-Paul, « La population des continents et des pays », Population et Avenir, n°700, 2010, p. 18-23.
(28) Fourquet Jérôme, La France d’après. Tableau politique, Seuil, 2023, 543 pages.
(29) Cette ligne de conduite est synthétisée dans le Code d’honneur du soldat de 2000, et toiletté en 2020.
(30) La cancel culture peut être comprise comme un phénomène socioculturel ambigu, apparu aux États-Unis à la fin des années 2010, et qui a en même temps permis de donner de la lisibilité à des combats singuliers – #Metoo ou #BlackLivesMatter en sont issus – tout en démultipliant les actions de cyber-harcèlement, d'humiliation publique et les atteintes à la liberté d'expression. En France, ce mouvement radical est moins une réalité sociétale qu’une construction rhétorique, même s'il porte le combat de l’effacement d’une partie de l'histoire, en faisant fi des éléments de contexte, au nom d’une inclusivité nouvelle, au détriment du patrimoine, de la filiation ou de la culture française.
(31) Ampoli (da) Giuliano, Les Ingénieurs du chaos, Gallimard, 2019, p. 81-83.
(32) Lecornu Sébastien, Vers la Guerre ? La France face au défi du réarmement du monde, Plon, 2024, 288 pages.
(33) Beaufre André, Introduction à la stratégie, Fayard, rééd. 2012, p. 25.
(34) Dumetz Anouchka, « La culture stratégique chinoise », Geostrategia, 21 décembre 2023 (www.geostrategia.fr/).
(35) Gerasimov Valery, « The Value of Science Is in the Foresight: New Challenges Demand Rethinking the Forms and Methods of Carrying out Combat Operations », Army University Press, Janvier-février 2016, 29 pages (https://www.armyupress.army.mil/portals/7/military-review/archives/english/militaryreview_20160228_art008.pdf).
(36) Marangé Céline, « Russia », in Comparative Grand Strategy. A Framework and Cases, Oxford University Press, 2019, p. 50-72.
(37) Castres Didier, La fin de l’imaginable, les nouvelles frontières des conflits, Débats Publics, 2023, 180 pages.
(38) Ibidem, p. 57-72.
(39) Gaulle (de) Charles, Le fil de l’épée (1932), Perrin, rééd. 2010, p. 149-178.
(40) Lecornu Sébastien, op. cit, p. 250-254.
(41) Cheron Bénédicte, Le Soldat méconnu – Les Français et leurs armées : état des lieux, Armand Colin, 2018, p. 48-52.
(42) Ibidem, p. 51.
(43) Barotte Nicolas, « Général Benoît Durieux : Les Occidentaux ont oublié la stratégie » (entretien), Le Figaro, 19 février 2025.
(44) Fukyuama Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992, 452 pages.
(45) Au moment de la décision de professionnaliser l’armée, celle-ci comptait 573 081 combattants dont 201 498 appelés du contingent ; en 2002, 440 206 combattants dont 27 171 appelés ; puis en 2012, 202 276 combattants. « Bilan de 15 ans de réduction des effectifs au sein de la Défense », Fondation IFRAP, 21 janvier 2015 (www.ifrap.org/). Aujourd’hui, les forces armées, hors personnel civil, comptent 201 332 soldats, toutes armées, directions et services confondus. Ministère des Armées (Minarm), Les chiffres clés de la défense 2024, juillet 2024, 34 pages (www.defense.gouv.fr/).
(46) Question n°33021 de M. Jean-Louis Masson au ministère de la Défense le 27 août 1990 (https://questions.assemblee-nationale.fr/q9/9-33021QE.htm).
(47) « Bilan de 15 ans de réduction des effectifs au sein de la Défense », Fondation IFRAP, 21 janvier 2015 (https://www.ifrap.org/).
(48) Chéron Bénédicte, op. cit., p. 108-116.
(49) Assier-Andrieu Jean, La trace du soldat : Recherche d’une narration, Éditions de l’École de guerre, 2021, 128 pages.
(50) Lutte informatique d’influence (L2I) (https://www.defense.gouv.fr/).
(51) Maynié Louis-Joseph, Esprit de défense : l’affaire de tous (Note d’enjeux), Institut Montaigne, mars 2025, 82 pages (https://www.institutmontaigne.org/ressources/pdfs/publications/esprit-de-defense-laffaire-de-tous-note.pdf).
(52) Renan Ernest, op. cit., p. 32.









