Dans un monde digitalisé et interconnecté où la cyberguerre, l’autonomie des systèmes et la guerre hybride prennent une place grandissante, la puissance militaire distribuée offre des opportunités inédites et soulève de nouveaux défis. Elle constitue un facteur de supériorité opérationnelle important face aux nouvelles menaces, en particulier pour les puissances occidentales aux formats d’armées sous-critiques qui peuvent ainsi maximiser le rendement de leurs systèmes d’armes au travers de logiques collaboratives. Elle représente in fine une évolution importante dans la conduite de la guerre, mais une évolution en cours et inachevée au regard des défis technologiques mais surtout organisationnels, doctrinaux et culturels.
La puissance distribuée, une révolution dans la conduite de la guerre ?
« L’avenir appartient à ceux qui sauront coordonner des forces dispersées pour des effets concentrés. »
André Beaufre, La stratégie de l’action, 1967
Les guerres modernes sont en constante évolution, façonnées par les avancées technologiques, les nouveaux paradigmes stratégiques et l’émergence de nouveaux acteurs. L’un des concepts les plus novateurs de ces dernières décennies est celui de la puissance distribuée, qui remet en question la centralisation traditionnelle des organisations militaires. Dans un monde digitalisé et interconnecté où la cyberguerre, l’autonomie des systèmes et la guerre hybride prennent une place grandissante, la distribution de la puissance offre des opportunités inédites et soulève de nouveaux défis.
La puissance distribuée, dans le contexte militaire, peut être définie comme une stratégie qui vise à répartir les capacités, les ressources et la prise de décision au sein d’un réseau interconnecté d’unités autonomes ou semi-autonomes. Sa déclinaison opérationnelle s’appuie sur des technologies avancées pour créer un maillage complexe et adaptable de forces capables d’agir de manière coordonnée ou indépendante lorsque la situation l’exige. Elle s’oppose en partie à la concentration des forces dans une structure centralisée qui a longtemps dominé l’art de la guerre. L’évolution historique de la conduite de la guerre a connu plusieurs phases marquantes. Des phalanges grecques aux légions romaines, des charges de cavalerie médiévales aux batailles rangées de l’époque moderne, la guerre a toujours été le reflet des sociétés qui la menaient. La révolution industrielle a introduit la mécanisation et l’industrialisation du conflit, culminant avec les guerres mondiales du XXe siècle. La guerre froide a ensuite vu l’émergence de la dissuasion nucléaire, de guérillas périphériques, et de conflits par procuration sur fond d’affrontement idéologique. Aujourd’hui, à l’ère numérique, la puissance distribuée semble incarner une nouvelle étape cruciale dans cette longue histoire.
La problématique qui se pose alors est la suivante : la puissance distribuée représente-t-elle une véritable révolution ou une évolution dans la conduite de la guerre ? Cette question soulève de nombreux enjeux. Elle interroge la nature même du commandement et du contrôle des forces armées. Elle peut, dans une certaine mesure, remettre en question les doctrines établies et les structures organisationnelles des armées. Elle soulève également des défis technologiques, éthiques et juridiques importants. Et au-delà, dans quelle mesure est-elle une évolution inéluctable des puissances militaires modernes ? Pour appréhender pleinement cette problématique, il convient d’examiner en profondeur les fondements de la puissance distribuée, ses applications concrètes et ses impacts sur la conduite des opérations militaires. Il est également crucial d’analyser les défis qu’elle pose et ses implications stratégiques à l’échelle globale. Enfin, une réflexion sur les perspectives d’avenir qu’ouvre cette stratégie permettra de mieux cerner son potentiel de rupture.
Les fondements de la puissance distribuée
Origines et principe clés
Les prémices de la puissance distribuée remontent à l’Empire romain et se traduisait par la création de proconsuls, de gouverneurs militaires et de chefs locaux qui bénéficiaient d’une autonomie réelle par rapport à l’empereur. Dans sa version moderne, elle trouve en partie ses racines dans l’évolution des théories militaires et des technologies de l’information et de la communication. Ce concept, qui émerge à la fin du XXe siècle, s’inspire en partie des réseaux informatiques distribués et de l’organisation décentralisée observée dans certains systèmes naturels.
Les racines de la puissance militaire distribuée remontent à plusieurs développements clés dans l’histoire militaire récente. Cette approche trouve ses origines dans l’évolution des doctrines militaires vers une plus grande flexibilité opérationnelle, en réponse aux défis posés par les conflits modernes. Le concept a émergé progressivement, influencé par les réflexions du maréchal soviétique Nicolaï Ogarkov sur la « révolution technique militaire » dans les années 1980. Ces idées ont ensuite inspiré le concept américain de Révolution dans les affaires militaires (RMA) (1) dans les années 1990, qui mettait l’accent sur la supériorité technologique et informationnelle. Parallèlement, les avancées rapides dans les technologies de l’information et de la communication ont fourni les outils nécessaires pour mettre en œuvre cette vision d’une force plus interconnectée et adaptative. La nécessité de faire face à des menaces asymétriques et diffuses dans les conflits contemporains a également poussé les forces armées à adopter des approches plus distribuées. Cette évolution s’est faite progressivement, passant de structures militaires rigides et hiérarchiques à des organisations plus souples, capables de s’adapter rapidement aux changements sur le champ de bataille. La puissance distribuée est ainsi devenue une réponse aux défis d’un environnement opérationnel de plus en plus complexe et imprévisible, visant à répartir les capacités et la prise de décision au sein d’un réseau interconnecté d’unités, plutôt que de les concentrer dans une structure centralisée.
Il s’agit enfin et surtout d’un enjeu stratégique face aux nouvelles menaces et dans le contexte géoéconomique contraint actuel. Pour pénétrer des systèmes d’armes modernes, les logiques collaboratives permettent de saturer les défenses et de créer des failles. Elles constituent également une forme de réponse à la logique de « masse » pour la plupart des puissances occidentales désindustrialisées, qui disposent d’une capacité de production à coût objectif finalement limitée. Elles peuvent ainsi rééquilibrer leur efficience en tirant parti de la collaboration, soutenues par une bonne maîtrise des technologies de l’information.
La définition approfondie de la puissance distribuée repose sur plusieurs principes fondamentaux :
• Décentralisation : Contrairement aux structures militaires traditionnelles centralisées, la puissance distribuée prône une répartition du pouvoir décisionnel à travers l’ensemble du réseau opérationnel, à l’instar d’une force navale où chaque responsable de domaine de lutte (anti-sous-marine, anti-surface, antiaérien) dispose d’une autonomie décisionnelle.
• Interconnexion : Les unités, qu’elles soient humaines ou technologiques, sont reliées par des systèmes de communication avancés, permettant un partage d’information en temps réel.
• Autonomie : Chaque nœud du réseau possède une capacité d’action et de décision propre, tout en restant aligné sur les objectifs globaux de la mission.
• Adaptabilité : La structure flexible permet une reconfiguration rapide en fonction des changements de situation sur le terrain.
• Résilience : La multiplication des centres de décision et d’action rend le système global moins vulnérable à la perte d’un ou plusieurs éléments.
• Intégration Multi-milieux et multi-champs (M2MC) (2) : L’interconnexion et la décentralisation favorisent cette intégration dans tous les milieux et champs de conflictualité.
Évolution des doctrines militaires
L’intégration de la puissance distribuée dans les doctrines militaires s’est faite progressivement, marquant une transition de la guerre conventionnelle vers la guerre en réseau.
La guerre conventionnelle, caractérisée par des affrontements entre forces armées organisées de manière hiérarchique, a longtemps dominé la pensée militaire. Cette approche, efficace pour les conflits à grande échelle des XIXe et XXe siècles, a montré ses limites face aux défis des guerres modernes, souvent asymétriques et multiformes, en commençant par la guerre du Vietnam entre 1955 et 1975 puis en Afghanistan à compter de 2001 ou plus récemment en mer Rouge face à la menace des Houthis.
La notion de « guerre en réseau » (Network-Centric Warfare) a émergé dans les années 1990, portée par des théoriciens militaires comme l’amiral américain Arthur K. Cebrowski. Fort du constat que l’émergence des réseaux informatiques augmente significativement la productivité et l’agilité des entreprises, il décide de transposer ce concept au domaine militaire. Selon lui, la mise en réseau de l’ensemble des capteurs disponibles, le traitement en temps réel (ou quasi-réel) des données et des informations, leur transformation en savoir et leur transmission vers les unités de feu doit autoriser un combat de précision, radicalisant l’économie des forces et offrant la possibilité de pleinement tirer parti de l’arsenal technologique dont les États-Unis se dotent à l’époque (3). Cette approche met l’accent sur l’importance de l’information et de la connectivité entre les différentes composantes des forces armées.
La puissance distribuée au cœur des stratégies capacitaires
Les grandes puissances militaires, notamment les États-Unis et la Chine, investissent massivement dans la puissance distribuée. Le concept de Joint All-Domain Command and Control (JADC2) (4) développé par le Pentagone illustre cette transition vers une interconnexion fluide entre forces aériennes, terrestres, maritimes, cyber et spatiales. Il vise à connecter les capteurs, les systèmes de communication et les dispositifs associés de toutes les composantes des forces armées américaines dans un réseau unifié alimenté par l’Intelligence artificielle (IA). L’objectif est de créer un « réseau de réseaux » intégré qui permet une prise de décision distribuée en temps réel et améliore l’appréciation de situation commune. Ce concept stratégique modifie en profondeur la structure de Commandement et contrôle (C2) et s’appuie notamment sur un cloud de combat – Joint Warfighting Cloud Capability (JWWC) – dédié pour permettre la collecte, l’analyse et le partage de données en temps réel dans tous les domaines et tous les champs. Le JADC2 est le concept le plus abouti de puissance distribuée et constituera pour les États-Unis un facteur de supériorité opérationnel important vis-à-vis de la Chine. Si plusieurs jalons programmatiques ont été franchis, il est encore loin d’être opérationnel.
Pour l’US Navy, cela se traduit par le concept de Distributed Maritime Operations (DMO), qui repose sur une flotte plus dispersée, appuyée par des drones maritimes et des navires autonomes. L’objectif est de réduire la vulnérabilité des grands porte-avions et de multiplier les axes d’attaque en cas de conflit naval de haute intensité, notamment face à des stratégies A2/AD (Anti-Access/Area Denial) comme celles développées par la Chine et la Russie. L’amélioration des capacités défensives de la flotte réside en grande partie, au-delà de la mise en réseau des systèmes de défense des navires, dans une recherche de saturation cognitive de l’adversaire et de « leurrage » de ce dernier afin de créer une incertitude pour le commandement et d’atteindre ainsi un centre de gravité adverse bien précis : la confiance de l’adversaire dans ses décisions. En termes capacitaires, l’US Navy s’oriente vers un plus grand nombre de Small Surface Combattants (frégates), une flotte « hybride », i.e. composée en grande partie de drones, des armes offensives à portée accrue, et d’un système de commandement, contrôle et d’exploitation de la donnée robuste en environnement dégradé Overmatch (5) qui s’appuiera notamment sur l’IA et assurera une discrétion de la flotte dans le champ électromagnétique. L’essentiel de ces éléments est protégé et encore évolutifs, au gré des wargames et d’exercices dédiés, en partie virtualisés.
La France n’a pas d’équivalent aussi ambitieux que le JADC2 mais développe des programmes importants visant à basculer dans l’ère du « combat collaboratif » au sein de chaque armée.
L’armée de Terre a lancé le programme Synergie du contact renforcée par la polyvalence et l’infovalorisation (Scorpion) en 2014 qui vise à renouveler le parc de véhicules de combat interconnectés sur le Système d’information du combat Scorpion (SICS). Scorpion permet une meilleure coordination des unités en temps réel, une fusion des données des capteurs (drones, radars, véhicules) et une gestion optimisée des ressources sur le champ de bataille. Le programme Scorpion est opérationnel et sera pleinement déployé à l’horizon 2030. Au-delà et pour préparer l’armée de Terre à un combat de haute intensité et aux nouvelles menaces, la démarche capacitaire Titan a été entreprise (6). Elle vise notamment à renforcer la puissance de feu, préparer le remplacement du char de combat du futur (MGCS – Main Ground Combat System) (7) et étendre l’ambition du combat collaboratif aéroterrestre au niveau interarmées et interalliés. L’interopérabilité sera un enjeu majeur pour la définition des nouveaux standards de communication.
L’armée de l’Air et de l’Espace ainsi que la Marine nationale mettent en œuvre le Rafale au standard F4 depuis 2024. Il s’agit d’une étape essentielle de l’initiative programmatique Connect@Aéro (8) lancée par la Direction générale de l’armement (DGA) et l’État-major des armées (EMA) qui vise à améliorer la connectivité de l’ensemble des acteurs aéronautiques des armées. En pratique, il s’agit d’équiper les plateformes aériennes d’un serveur de communications intelligent qui choisira en permanence le moyen de transmission le plus adapté à l’information à échanger. Le Rafale F4 pose également les jalons indispensables à l’inter-connectivité de l’ensemble des systèmes d’armes aériens – aéronefs et drones en particulier – en vue du Système de combat aérien du futur (Scaf). L’aviation de combat évoluera vers des systèmes homme-machine distribués, où des avions de chasse sont accompagnés par des groupes de drones autonomes capables d’effectuer des missions offensives, de brouillage ou de reconnaissance. Ce concept renforce la résilience des plateformes habitées et accroît la saturation des défenses adverses.
La Marine nationale développe quant à elle le concept de « combat collaboratif aéronaval » au travers de sa Stratégie d’IA pour la guerre navale (Signal) (9) de supériorité informationnelle. Le combat collaboratif aéronaval vise la mise en commun des senseurs, effecteurs et systèmes de combat aéronavals pour fournir une capacité globale de veille et d’engagement. Deux capacités sont distinguées aujourd’hui : la Veille collaborative navale (VCN) et l’Engagement collaboratif naval (ECN). La VCN, qui n’a pas vocation à remplacer les Liaisons de données tactiques (LDT), consiste à mettre en réseau les données brutes des senseurs d’une force navale. Cette première brique du combat collaboratif naval est à ce jour déployé sur les bâtiments de premier rang du Groupe aéronaval (GAN). Elle demeure restreinte compte tenu de certains obstacles, notamment celui de la connectivité. La résolution de cette problématique est un besoin primordial alors que le « parc » d’unités équipées est amené à croître dans les prochaines années. À partir d’une situation tactique construite collectivement et ainsi améliorée, l’ECN devient possible. Ce concept vise à être capable d’engager les menaces à l’aide des meilleurs senseurs, du meilleur effecteur et depuis la plateforme la plus adaptée (10). Depuis 2015, plusieurs expérimentations et évaluations portant sur l’utilisation de la VCN et de l’ECN ont été conduites. Elles font régulièrement l’objet de retours d’expérience en vue d’améliorer la capacité. D’autres expérimentations ont eu lieu dans le cadre des exercices Otan Formidable Shield que ce soit en coopération avec les Pays-Bas ou en national. Plusieurs défis techniques restent néanmoins à relever en premier lieu duquel la connectivité mais aussi l’interopérabilité au travers de la définition d’un standard commun de VCN notamment.
Les technologies en jeu
Le principe fondamental de puissance distribuée n’est pas nouveau, mais c’est la combinaison de plusieurs avancées technologiques qui fait que ce concept peut prendre forme et devenir un réel facteur de supériorité opérationnel. Sa mise en œuvre repose sur un ensemble de technologies avancées qui permettent la décentralisation, l’interconnexion et l’autonomie des unités opérationnelles.
Systèmes de communication avancés
L’un des piliers fondamentaux de la puissance militaire distribuée est la capacité des différentes unités à communiquer en temps réel et de manière sécurisée, même dans des environnements contestés. Pour assurer cette interconnexion, plusieurs technologies sont utilisées parmi lesquelles :
• Systèmes de Liaison de données tactiques (LDT) : protocoles de communication qui permettent aux forces alliées de partager des informations de manière rapide et sécurisée. La plus utilisée au sein de l’Otan est la Liaison 16 (L16) pour l’échange de données entre avions, navires et forces terrestres. La plus avancée est la MADL (Multifunction Advanced Data Link) sur l’avion de combat F-35 qui permet une communication furtive entre une patrouille (ou deux patrouilles au maximum) d’avions de chasse. En France, l’IVDL (Intra Vehicular Data Link) est en cours de développement : elle équipera le Rafale au standard F5 puis le Scaf.
• Réseaux tactiques à haut débit et faible latence : essentiels pour transmettre des données critiques, synchroniser les forces dispersées et permettre l’utilisation avancée de l’IA, des capteurs de renseignement et des systèmes d’armes autonomes. L’essor des constellations de satellites en orbite basse ou moyenne, tel le programme européen IRIS² (11), permet d’atteindre d’excellentes performances ainsi que les réseaux radio définis par logiciel qui permettent une flexibilité accrue en adaptant la fréquence et le type de modulation en fonction du besoin opérationnel. En France, le programme Contact (12), lancé en 2012, développe le futur système radio logicielle souverain.
• Technologies 5G et futures générations adaptées au domaine militaire : permettent d’accéder à des débits supérieurs à 10 Gb/s.
Ces systèmes permettent un partage d’information quasi-instantané entre les différents acteurs du champ de bataille, condition sine qua non de la puissance distribuée.
Intelligence artificielle et données
L’IA permet une prise de décision rapide, une analyse avancée des données et une exécution autonome des missions ; elle offre un avantage stratégique considérable et constitue un véritable game changer à l’instar de la poudre à canon ou la bombe atomique en leur temps. Via le traitement massif de données du champ de bataille, l’IA permet d’exploiter pleinement le potentiel informationnel généré par un réseau distribué, transformant le déluge de données en avantage tactique et stratégique. Elle permet de fusionner et analyser ces données en temps réel, en extrayant des tendances, des schémas d’activité et des menaces potentielles. Grâce à des algorithmes de machine learning (apprentissage automatique), ces systèmes peuvent identifier des cibles avec précision en analysant des flux vidéo ou des images radar, distinguer des compor-tements anormaux (ex. mouvements inhabituels d’une flotte ennemie) et générer des recommandations de frappes ou d’actions en fonction du contexte tactique. L’IA ne se contente pas de traiter des informations en temps réel : elle peut aussi prédire les actions ennemies et optimiser la gestion des ressources militaires. Grâce à des algorithmes d’analyse comportementale et de simulation, il est possible d’anticiper les mouvements adverses en comparant les modèles d’activité historiques, simuler différents scénarios de combat pour choisir la meilleure option stratégique ou encore optimiser la répartition des forces (ex. repositionner des navires ou des batteries antiaériennes en fonction d’un risque d’attaque).
Cependant, au commencement de l’IA est la donnée qui constitue un enjeu majeur et un prérequis indispensable pour pleinement l’exploiter. La donnée est à l’IA ce que le carburant est au moteur. Or, en France, les données sont généralement disséminées par domaines, métiers et niveaux de classification. Les données ne sont ainsi gérées ni en qualité, ni en quantité, empêchant leur exploitation et leur valorisation. Il convient donc de converger vers des architectures data centrées adossées à une gouvernance de la donnée commune, à l’instar de l’expérimentation prometteuse de plusieurs data-hub embarqués au sein du GAN lors de la mission Clemenceau 2025 qui a permis de développer de multiples cas d’usage opérationnel. Une stratégie ministérielle IA, diffusée en interne au ministère des Armées, porte cette ambition.
Drones, robotique et systèmes autonomes
La guerre en Ukraine démontre à quel point la robotisation du champ de bataille constitue une rupture stratégique majeure. Les drones et systèmes autonomes jouent un rôle central dans la stratégie de puissance distribuée dans tous les domaines (terrestre, aérien ou maritime surface et sous-marin). Ils permettent d’étendre la portée opérationnelle, de réduire les risques pour les soldats et d’accroître la résilience des forces en dispersant les capacités de combat sur un large éventail de plateformes autonomes ou semi-autonomes. Complémentaires des systèmes habités, ces technologies offrent une flexibilité stratégique et une supériorité décisionnelle grâce à leur capacité de collecter du renseignement et mener des frappes de précision. Couplées à l’IA et aux progrès algorithmiques, elles permettent aussi de coordonner des essaims de drones en autonomie, l’un des concepts les plus prometteurs de la puissance distribuée et de la guerre en réseau. Ces essaims, composés de drones à bas coût augmentés d’IA et interconnectés, permettront en effet de saturer les défenses adverses, d’accélérer la boucle OODA (Observer, Orienter, Décider, Agir), tout en étant plus résilient à l’attrition, apportant ainsi une forme de réponse au dilemme des forces armées occidentales entre qualité et quantité (13). Le ministère des Armées français a lancé en 2024 le projet Pendragon qui vise à créer la première « unité robotique de combat » capable de mener des actions tactiques de combat robotisées autonomes avec pour finalité une adoption rapide par les forces et une industrialisation.
L’intégration de l’ensemble de ces technologies crée un écosystème où la puissance militaire n’est plus seulement concentrée dans quelques unités massives, mais distribuée à travers un réseau adaptatif de capteurs, d’effecteurs et de centres de décision interconnectés. Cette transformation technologique est le socle sur lequel repose la puissance distribuée dans la conduite de la guerre moderne.
Applications et impacts sur la conduite de la guerre
La puissance distribuée transforme profondément la manière dont les guerres sont menées, affectant tous les aspects de la conduite de la guerre, du niveau stratégique au niveau tactique.
Décentralisation du commandement et contrôle
Le Mission Command, ou sa traduction française « commandement par intention », trouve son origine dans la création des corps d’armée en France au XVIIIe siècle avant la Révolution qui sera perfectionné par Napoléon. Il repose sur l’idée d’une plus grande délégation décisionnelle aux échelons subordonnés pour gagner en réactivité sur le champ de bataille. La puissance distribuée permet et nécessite d’accélérer significativement cette décentralisation du processus décisionnel. Cette évolution constitue un changement majeur et se manifeste de plusieurs manières, au travers d’une part d’un écrasement des niveaux de commandement intermédiaires et d’une communication plus directe entre le terrain et le haut commandement. Elle nécessite par ailleurs un niveau de délégation plus important, permis entre autres par une meilleure conscience situationnelle pour l’ensemble des acteurs du réseau, une autonomie accrue des systèmes, et un « commandement par intention » qui vise à transmettre les objectifs à atteindre aux subordonnés plutôt que les moyens précis pour y parvenir. Elle offre ainsi une flexibilité et une adaptabilité accrues face à des situations de combat en évolution rapide. Elle permet de réagir plus rapidement aux opportunités tactiques et de mieux gérer l’incertitude inhérente aux conflits modernes.
Améliorations des capacités opérationnelles
La puissance distribuée améliore significativement les capacités opérationnelles. Elle permet premièrement une meilleure conscience situationnelle grâce à la fusion en temps réel des données provenant de multiples capteurs, un partage instantané de l’information à travers le réseau et une visualisation avancée du champ de bataille pour tous les échelons. Cette conscience accrue accélère le cycle OODA en réduisant le temps entre l’observation d’une menace et la réaction, ce qui conduit à une prise de décision plus rapide grâce à l’autonomie accordée aux unités et à une capacité à anticiper et à préempter les actions de l’adversaire. Elle permet en somme d’accélérer la Kill Chain (14). De plus, la coordination fine entre les capteurs et les effecteurs augmente la létalité et la précision, permettant d’engager rapidement des cibles par les unités les mieux positionnées et les plus adaptées, tout en réduisant les dommages collatéraux grâce à une meilleure discrimination des cibles. Elle permet aussi de mieux répondre aux défis des guerres asymétriques et hybrides, où la rapidité et la flexibilité sont essentielles pour contrer des adversaires utilisant des tactiques non conventionnelles. Enfin et surtout, une force distribuée est plus résiliente qu’une structure centralisée dans la mesure où elle reste opérationnelle malgré la perte de certaines unités grâce à la redondance des capacités critiques à travers le système et à l’adaptabilité face aux contre-mesures de l’adversaire.
Ces améliorations des capacités opérationnelles permettent de mener des actions militaires plus efficaces, plus rapides et potentiellement moins coûteuses en vies humaines et en ressources. En accélérant les boucles informationnelles, décisionnelles et d’engagement, la puissance distribuée constitue ainsi un facteur de supériorité opérationnelle important.
Nouvelles formes d’engagement
Une architecture distribuée facilite l’émergence de nouvelles formes d’engagement militaire mais aussi non étatique au travers de trois leviers principaux : l’intégration technologique, la décentralisation décisionnelle et l’adaptabilité stratégique.
Elle favorise avant tout l’intégration des effets M2MC, devenus un axe majeur de la stratégie capacitaire des armées (15). L’interconnexion des systèmes (capteurs, effecteurs, réseaux) permet en effet de synchroniser en quasi-temps réel les actions terrestres, maritimes, aériennes, spatiales et cyber, offrant une conscience situationnelle globale essentielle pour coordonner les opérations et exploiter plus rapidement les vulnérabilités de l’adversaire.
La guerre hybride, qui combine moyens conventionnels, irréguliers et informationnels, s’appuie naturellement sur les réseaux distribués pour maximiser son impact. Les groupes armés non étatiques, les guérillas et les cyberactivistes exploitent déjà la puissance distribuée à leur avantage. Les milices pro-russes en Ukraine avant l’invasion de 2022 ou l’État islamique en Irak et en Syrie ont démontré comment des forces irrégulières peuvent mener des campagnes militaires sophistiquées en s’appuyant sur des tactiques distribuées et des technologies accessibles.
Ces nouvelles formes d’engagement rendent les conflits plus complexes, plus diffus et potentiellement plus durables, brouillant les lignes traditionnelles entre paix et guerre. La puissance distribuée transforme ainsi la conduite de la guerre à tous les niveaux, du stratégique au tactique. Elle offre des avantages significatifs en termes de flexibilité, de réactivité et d’efficacité opérationnelle. Cependant, elle soulève également de nouveaux défis, notamment en termes de contrôle, de coordination et de vulnérabilités potentielles.
Défis et implications stratégiques
L’adoption de la puissance distribuée dans la conduite de la guerre entraîne de nombreux défis et a des implications stratégiques profondes, tant pour les forces armées que pour les États qui les emploient.
Vulnérabilités et risques
Malgré ses avantages, la puissance distribuée introduit de nouvelles vulnérabilités et des risques qui doivent être soigneusement évalués et gérés.
La cybersécurité et la résilience des réseaux sont des préoccupations majeures. Une architecture distribuée repose sur un échange constant d’informations. L’augmentation de la surface d’attaque due à la multiplication des nœuds interconnectés expose les systèmes à un risque accru de cyberattaques. Une perturbation majeure des systèmes de communication pourrait entraîner une paralysie opérationnelle, soulignant la nécessité de développer des protocoles de cybersécurité robustes et adaptatifs. La protection des données sensibles circulant sur les réseaux militaires devient également un enjeu crucial, nécessitant des mesures de sécurité avancées pour prévenir les fuites ou les compromissions.
La dépendance technologique est une autre vulnérabilité significative. La multiplication des systèmes et des technologies accroît le risque de pannes techniques et de dysfonctionnements. Une défaillance des technologies clés pourrait entraîner une perte de capacités opérationnelles, rendant essentiel le maintien de compétences et de procédures « analogiques » pour pallier les défaillances des systèmes numériques. De plus, des enjeux géopolitiques émergent autour de la maîtrise des technologies critiques, telles que les semi-conducteurs et l’IA, qui sont au cœur des systèmes distribués.
La complexité et l’interopérabilité posent également des défis importants. Assurer une interopérabilité parfaite entre des systèmes hétérogènes peut être difficile, augmentant le risque de confusion ou de friction entre unités autonomes agissant sans coordination centrale. La planification et l’exécution des opérations multimilieux deviennent plus complexes, nécessitant une coordination minutieuse pour éviter les incohérences et les erreurs. La taxonomie des formats de message et des fonctions collaboratives est un enjeu important entre armées mais aussi au sein de l’Otan et de l’Union européenne.
Enfin, la vulnérabilité aux contre-mesures adverses est une préoccupation majeure. Les communications peuvent être perturbées par des attaques électromagnétiques, et l’adversaire peut injecter de fausses informations dans le réseau pour semer la confusion. Le développement de tactiques adverses visant spécifiquement à exploiter les faiblesses des systèmes distribués nécessite une vigilance constante et l’adaptation continue des stratégies de défense.
Implications éthiques, juridiques et relations internationales
L’adoption de la puissance distribuée pose également des défis éthiques et juridiques, notamment en matière de responsabilité pour les décisions automatisées et de protection des données.
La décentralisation du commandement et l’autonomie accrue donnée aux unités habitées ou pas, rendent d’autant plus probable l’utilisation des Systèmes d’armes létaux autonomes (SALA) dans une architecture de forces distribuée. Or, la communauté internationale n’est pas alignée sur ce sujet. Si la France s’est dotée d’un Comité d’éthique de la Défense en 2020 et interdit l’emploi de SALA au profit de système d’armes létaux intégrant de l’autonomie sous contrôle humain (SALIA) (16), de nombreux autres pays ou organisations non étatiques autorisent l’emploi de SALA à l’instar de la Russie dans la guerre qui l’oppose à l’Ukraine depuis 2022. L’utilisation de l’IA dans les processus de ciblage et d’engagement est également un enjeu éthique majeur. Cela peut permettre de caractériser une cible humaine, un chef d’organisation terroriste par exemple, avant une frappe. L’armée israélienne aurait ainsi massivement utilisé l’IA pour cibler des combattants du Hamas et du Jihad islamique palestinien depuis le début de l’opération Glaive de fer à Gaza (17). Elle remet dès lors en question les cadres traditionnels du droit international des conflits armés qui devient plus difficile à appliquer dans le contexte d’opérations distribuées et M2MC.
La puissance distribuée modifie enfin les équilibres géopolitiques, offrant des opportunités aux puissances émergentes mais risquant d’intensifier la course aux armements. Elle introduit de nouvelles formes de dissuasion et complexifie les alliances militaires.
À l’épreuve des principes classiques de la guerre
La puissance militaire distribuée met à l’épreuve les trois grands principes de la guerre édictés par le maréchal Foch (18), en les adaptant aux réalités modernes des conflits.
Si elle semble en première approche remettre en question le principe de « concentration des forces » en dispersant les capacités pour augmenter la résilience et la couverture géographique, elle permet en définitive de concentrer ponctuellement des effets de manière réactive fonction du contexte et des réactions de l’ennemi, confortant ainsi ce principe clé de la guerre.
Elle favorise en outre « l’économie des moyens » en permettant une utilisation plus efficace des ressources en adaptant les capacités aux besoins locaux. Les unités peuvent être déployées de manière à maximiser leur impact sans surcharger les infrastructures centralisées. Cela permet de maintenir une présence militaire efficace même dans des environnements où les ressources sont limitées.
Elle permet enfin une grande « liberté d’action ». En dispersant les capacités et en décentralisant le commandement, les unités peuvent agir de manière plus autonome et saisir les opportunités tactiques rapidement. Cela peut créer un effet de surprise sur l’ennemi, qui peut avoir du mal à anticiper les actions d’unités dispersées et autonomes. L’initiative devient un facteur clé, permettant aux forces distribuées de dicter le rythme et les conditions des engagements.
En somme, la puissance militaire distribuée conforte les principes classiques de la guerre en les réinterprétant. Elle met l’accent sur la flexibilité, la résilience et l’autonomie, tout en nécessitant des systèmes de communication et de coordination robustes pour être efficaces.
Enjeux et perspectives
L’évolution de la puissance distribuée dans la conduite de la guerre ouvre de vastes perspectives mais de nombreux jalons technologiques, organisationnels et doctrinaux sont encore à franchir avant de l’exploiter pleinement. Ce chapitre explore les développements technologiques attendus, les adaptations nécessaires des doctrines et organisations militaires, ainsi que les scénarios prospectifs envisageables.
Évolutions technologiques attendues
L’intelligence artificielle joue un rôle central dans la distribution de puissance et son développement exponentiel nourrit légitimement de nombreuses attentes à condition de suivre la cadence des évolutions et surtout de disposer d’architectures numériques compatibles et ouvertes pour pleinement exploiter son potentiel. À terme, dans une stratégie de puissance distribuée, l’IA devra être embarquée directement sur l’ensemble des unités du réseau afin de réduire la dépendance aux centres de commandement et garantir une prise de décision rapide, même en cas de coupure des communications. Il s’agit du concept de « Edge AI » (19), c’est-à-dire des systèmes capables d’exécuter des calculs avancés sans connexion permanente à un serveur central, et donc in fine en mesure d’appuyer les décideurs tactiques en temps réel. Cela suppose néanmoins un besoin énergétique important que de nouvelles sources d’énergies portables pourront apporter (batteries à haute densité, microréacteurs, ravitaillement sans fil, etc.).
Les réseaux maillés tactiques (Tactical Meshed Networks) permettront aux unités de communiquer sans infrastructure fixe, en reliant directement chaque nœud du réseau (drones, véhicules, soldats, navires). Ils fonctionnent même en cas de destruction de certaines unités, s’autoréparent (si un lien est perdu, le réseau trouve une autre route de communication) et permettent une connectivité sécurisée et distribuée, réduisant la dépendance aux satellites. Les États-Unis ont ainsi lancé le programme ATLAS (Adaptive Tactical Link for Autonomous Systems) qui développe des réseaux maillés autonomes pour les drones et les forces spéciales.
Les systèmes quantiques devraient également booster la puissance distribuée, en améliorant significativement les capacités de cryptographie et de décryptage des données et réseaux, en augmentant la puissance de calcul et traitement des serveurs informatiques et enfin en développant des capteurs ultrasensibles pour la détection et la surveillance.
Les nanotechnologies permettront en outre de miniaturiser les capteurs qui seront omniprésents sur le champ de bataille, augmentant le maillage du réseau et in fine sa conscience situationnelle.
Adaptation des doctrines et des organisations militaires
Si la maîtrise des technologies constitue une condition de succès nécessaire d’une stratégie de puissance distribuée, elle doit être adossée à une organisation et une culture militaire qui permet d’en tirer les avantages.
Il s’agit en premier lieu de développer une structure C2 interopérable, M2MC, et davantage décentralisée. C’est sans doute l’un des défis les plus importants à relever pour les forces armées modernes qui ont pour la plupart des chaînes de commandement verticales peu adaptées à une architecture distribuée qui nécessite un C2 moins linéaire pour être pleinement exploitée. S’il est commun de décentraliser dans le périmètre d’un milieu ou d’un champ, il est plus difficile de coordonner les effets entre les milieux et les champs. Le concept le plus abouti est le JADC2 américain qui prévoit une pleine interopérabilité interarmées, une intégration M2MC, et un cloud de combat robuste capable de fusionner l’ensemble des données du champ de bataille.
Il s’agit, en outre, d’intégrer le concept de puissance distribuée dans les doctrines opérationnelles, de développer de nouvelles tactiques exploitant pleinement le potentiel des systèmes autonomes et des réseaux distribués, et enfin de réfléchir sur l’équilibre entre centralisation stratégique et autonomie tactique. Il s’agit enfin de disposer de structures étatiques agiles et de systèmes ouverts pour l’intégration rapide des nouvelles technologies de manière à rester à l’état de l’art face à nos compétiteurs ; en bref, gagner la bataille de l’innovation.
Distribuer la puissance c’est une chose, la projeter, la régénérer, la recycler pour renouveler les effets et durer en est une autre. C’est pour cela que la puissance distribuée ne s’oppose pas aux « gros objets » tel que le plus emblématique, le porte-avions (20). Il constitue d’ores et déjà avec le GAN un réservoir de puissance distribuée capable de projeter un réseau maillé d’unités habitées et de drones, dans tous les milieux et tous les champs. Le GAN peut être en outre considéré comme le seul modèle RM2SE (Réseau multi-senseurs multi-effecteurs) existant à ce jour dans les forces armées françaises. Nul autre système ne combine autant de senseurs, effecteurs, moyens déportés et connectés, au sein d’un C2 qui n’est pas un unique système mais bien la connexion de systèmes de combat différents sur les navires, comme dans les cockpits. Le projet PA-NG (Porte-avions de nouvelle génération), Nativement data centré et conçu pour le combat collaboratif, démultipliera les capacités de puissance distribuée au travers d’un GAN RM2SE, collaboratif et « boosté » par l’IA.
Vers une « guerre des systèmes »
L’avenir de la puissance distribuée dans la conduite de la guerre peut être appréhendé dans le scénario d’un affrontement symétrique entre des systèmes distribués rivaux dans tous les champs et tous les milieux : une « guerre des systèmes ». C’est notamment sur cette hypothèse d’affrontement avec la Chine, que le Pentagone a structuré ses développements et réflexions capacitaires. Elle ne repose plus sur l’usure ou la manœuvre pour obtenir un avantage et une victoire sur l’adversaire, mais cible des points critiques, nœuds ou fonctionnalités clés, dans le système d’un adversaire pour le rendre inopérant. Un objectif majeur de cette approche est de maximiser les rendements stratégiques souhaités par application de la force dans un cadre espace-temps donné.
Parmi les concepts les plus disruptifs pour vaincre dans une guerre des systèmes, celui de la Mosaic Warfare (21), développé par les États-Unis, est intéressant à étudier. Il suggère qu’une force composée d’un grand nombre et d’une variété d’armements, de capteurs et de plateformes agiles, fluides et évolutifs est plus efficace et résiliente qu’une force développée selon une approche « système de systèmes ». Chaque élément de cette force est distinct, comme les tuiles d’une mosaïque, et peut être combiné de manière flexible pour répondre aux besoins spécifiques d’une mission ; une vision paroxystique d’une force armée dynamique et agile mais qui semble inatteignable à court ou moyen terme.
Conclusion
La puissance distribuée représente indéniablement une évolution profonde dans la conduite de la guerre, marquant l’aube d’une nouvelle ère dans l’histoire militaire. Elle constitue un facteur de supériorité opérationnelle important et un enjeu majeur face aux nouvelles menaces, en particulier pour les puissances occidentales aux formats d’armées sous-critiques qui peuvent ainsi maximiser le rendement de leurs systèmes d’armes au travers de logiques collaboratives.
Au terme de cette analyse, il apparaît clairement que cette approche novatrice recèle le potentiel d’un changement de paradigme dans la conduite de la guerre, tout en soulevant des défis considérables. Si elle offre des avantages indéniables en termes d’efficacité opérationnelle et de flexibilité stratégique, sa pleine réalisation nécessite encore des avancées technologiques significatives, en termes de connectivité et d’interopérabilité notamment, et des adaptations profondes des doctrines et organisations militaires. Parmi celles-ci, la mutation vers un C2 plus décentralisé, moins linéaire, plus intégré et surtout M2MC apparaît comme le défi le plus important pour les puissances occidentales afin de pleinement exploiter la puissance distribuée et l’accélération induite de la boucle OODA. Cette mue profonde du niveau stratégique au niveau tactique impose en effet de changer de culture de commandement, de renforcer le principe de commandement par intention et pose par ailleurs des questions éthiques et de contrôle politique.
En définitive, la puissance distribuée ne peut être considérée comme une nouvelle révolution dans les affaires militaires en ce sens où elle conforte les principes classiques de la guerre en les réinterprétant. Elle constitue une évolution importante dans la conduite de la guerre, mais une évolution en cours et inachevée au regard des défis technologiques et surtout organisationnels, doctrinaux et culturels. Ne s’agit-il finalement pas moins de moyens de faire la guerre qu’une nouvelle manière de faire la guerre ?
(1) Braspenning David et De Neve Alain (dir.), La Révolution dans les affaires militaires, Institut de stratégie comparée (ISC)/Économica, 2003, 215 pages.
(2) M2MC fait référence aux cinq milieux (terre, air, mer, spatial et cyber) et deux champs (informationnel et électromagnétique).
(3) De Neve Alain et Henrotin Joseph, « La Network-Centrix Warfare : de son développement à Iraqi Freedom », Revue stratégique, 2006/1, p. 51-73 (https://shs.cairn.info/revue-strategique-2006-1-page-51?lang=fr).
(4) US Departement of Defense, Summary of the Joint All-Domain Command and Control Strategy, mars 2022 (https://media.defense.gov/).
(5) Le projet Overmatch est la contribution de l’US Navy au JADC2. Gamboa Elisha, « Project Overmatch Achieves Historic Milestone with Five Eyes Agreement », Navwar, 26 février 2025 (https://www.navwar.navy.mil/).
(6) Doitier Martin, « Titan : le projet capacitaire de l’armée de Terre structurant les quinze années à venir », DSI, hors-série n° 73 (« Armées françaises : dans l’œil du cyclone ? »), août-septembre 2020 (https://www.areion24.news/).
(7) Développé avec l’Allemagne pour remplacer les chars Leclerc et Leopard 2 à partir de 2040.
(8) Faury Étienne et Moricet Lise, « Connect@aéro - Connecter nos systèmes de combat », Air Actualités, n° 718, février 2019 (https://www.archives.defense.gouv.fr/).
(9) Marine nationale, Signal (Stratégie d’IA pour la guerre navale), ministère des Armées, 2025.
(10) Exemple d’un tir missile air-air depuis un Rafale sur une désignation d’objectif VCN d’une frégate ou d’un tir mer-mer d’une frégate sur désignation VCN.
(11) Lancé en 2023, le programme européen IRIS2 (Infrastructure de résilience, d’interconnectivité et de sécurité par satellite) sera constitué d’environ 300 satellites. Cnes, « IRIS² : la nouvelle constellation de satellites européenne », 5 novembre 2024 (https://cnes.fr/actualites/iris2-nouvelle-constellation-de-satellites-europeenne).
(12) Thales, « Programme Contact (Communications numériques tactiques et de théâtre) » (https://www.thalesgroup.com/).
(13) Radka Thomas, Essaims et combat collaboratif, la saturation à l’ère de l’Intelligence artificielle, Briefing de l’Ifri, Institut français des relations internationales, 16 juillet 2024 (https://www.ifri.org/).
(14) La Kill Chain est un concept militaire qui identifie la structure d’une attaque. Il comprend l’identification de la cible, l’envoi de forces sur elle et son attaque.
(15) Gros Philippe, Tourret Vincent, Mazzuchi Nicolas, Fouillet Thibault et Wholer Paul, Intégration multimilieux/multichamps : enjeux, opportunités et risques à horizon 2035, Rapport n° 35/FRS/M2MC, 2022 (https://www.frstrategie.org/).
(16) Rapport du Comité d’éthique de la Défense, Avis sur l’intégration de l’autonomie dans les systèmes d’armes létaux, 29 avril 2021 (https://archives.defense.gouv.fr/).
(17) Piquard Alexandre, Vincent Élise et Hoorman Chloé, « Sur le champ de bataille, l’IA dépasse les attentes des militaires », Le Monde, 19 octobre 2024.
(18) Foch Ferdinand, Des principes de la guerre (1903), Économica, 2007, 317 pages.
(19) Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria), « AI@EDGE : l’intelligence artificielle de demain, plus sûre, plus rapide, plus ouverte », 1er mars 2021 (https://www.inria.fr/).
(20) Lavernhe Thibault, « Sale temps pour les gros ? Réflexions sur la taille des porte-aéronefs », RDN, n° 877, février 2025, p. 105-114 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23645&cidrevue=877).
(21) « DARPA Tiles Together a Vision of Mosaic Warfare » (https://www.darpa.mil/news/mosaic-warfare).









