La coopération militaire entre la France et le Qatar, établie depuis les années 1990, repose sur des accords de défense, des ventes d’armement stratégiques et des formations conjointes. Elle s’étend à la sécurisation d’événements internationaux majeurs, comme la Coupe du monde 2022 et les Jeux olympiques de Paris 2024. Des transferts de technologies et des projets industriels communs renforcent également cette alliance. Sur le plan diplomatique, les deux pays collaborent dans des forums multilatéraux pour promouvoir la stabilité régionale. Le Qatar, en modernisant ses forces avec l’appui français, affirme son rôle d’acteur sécuritaire du Golfe. Ce partenariat incarne une relation durable, équilibrée et tournée vers l’innovation stratégique.
Les relations diplomatiques militaires qataro-françaises
Depuis l’indépendance du Qatar en 1971, la France s’est rapidement imposée comme un partenaire stratégique de premier plan pour cet État du Golfe. Dans un contexte géopolitique instable, marqué par les rivalités entre puissances régionales, la montée du terrorisme et les transformations des alliances internationales, la relation entre Paris et Doha revêt une importance croissante. En particulier, la coopération dans le domaine militaire s’est révélée être un axe central de cette alliance.
Initialement fondées sur des échanges diplomatiques limités, les relations bilatérales ont connu une intensification notable à partir des années 1990, avec la signature d’accords de défense structurante. Cette dynamique s’est accompagnée d’une série de ventes d’armes sophistiquées, de programmes conjoints de formation, et d’interventions coordonnées dans plusieurs crises régionales. Par ces partenariats, la France et le Qatar ont démontré une volonté commune d’agir pour la stabilité régionale, mais aussi de renforcer leurs positions respectives sur l’échiquier international. Pour le Qatar, cette relation permet de diversifier ses alliances militaires au-delà des États-Unis, tout en s’assurant le soutien d’une puissance européenne influente au Conseil de sécurité de l’ONU. Pour la France, elle représente une opportunité de consolider sa présence stratégique dans le Golfe, de renforcer sa coopération avec un acteur diplomatique actif dans le monde arabo-musulman et de soutenir son industrie de défense.
L’objet de cette étude est d’analyser de manière approfondie les ressorts de cette coopération militaire bilatérale. Il s’agit d’examiner les fondements juridiques des accords de défense, de dresser un état des lieux des exportations d’armement et des initiatives de formation, de mettre en lumière les interventions conjointes et les échanges sécuritaires, tout en identifiant les enjeux géopolitiques qui sous-tendent ce partenariat durable. Cette recherche vise ainsi à mieux comprendre les logiques politiques et stratégiques qui nourrissent l’alliance militaire franco-qatarienne, et à en évaluer les perspectives futures.
Origine et fondements juridiques de la coopération militaire
Les fondements de la coopération militaire entre la France et le Qatar s’inscrivent dans une volonté commune d’établir un cadre stratégique de défense mutuelle et de stabilité régionale. Cette volonté s’est matérialisée par la signature, en 1994, d’un accord bilatéral de défense entre les deux États (1). Ce texte constituait la première étape formelle d’un partenariat sécuritaire destiné à renforcer les capacités militaires du Qatar tout en assurant à la France un rôle privilégié dans la région du Golfe.
L’accord de 1994 avait pour but principal la protection du territoire qatari en cas d’agression extérieure. Il prévoyait également des échanges réguliers d’informations sensibles, la planification d’exercices militaires conjoints, ainsi que l’assistance technique et logistique des forces françaises au profit de l’armée qatarienne. Cet accord entérinait la volonté des deux parties de développer une relation de défense étroite dans un esprit de coopération et de solidarité. Le renforcement de cette relation s’est poursuivi en 1998, avec la signature d’un second accord plus détaillé, portant sur des dispositions techniques et logistiques renforcées. Cette seconde entente a permis une plus grande interopérabilité entre les forces françaises et qatariennes, facilitant ainsi la conduite d’opérations conjointes et la mise en œuvre de dispositifs de soutien militaire en cas de crise.
L’analyse du contexte historique montre que ces accords n’étaient pas uniquement dictés par des considérations bilatérales, mais aussi par des facteurs régionaux. À cette époque, le Golfe était encore marqué par les conséquences de la guerre du Golfe de 1990-1991. Le Qatar, relativement vulnérable, cherchait à se doter de garanties de sécurité fiables, en diversifiant ses alliances. L’arrivée de la France dans ce rôle de protecteur a été perçue comme un moyen d’équilibrer l’influence américaine tout en renforçant la légitimité internationale du Qatar sur le plan diplomatique.
Le caractère structurant de ces accords a également eu des effets durables sur la stratégie de défense du Qatar. Grâce au partenariat avec la France, Doha a pu moderniser son armée, acquérir des équipements de pointe et bénéficier d’un transfert de compétences à travers des formations dispensées par des officiers français. Par ailleurs, ces accords ont favorisé une insertion progressive du Qatar dans les dispositifs de sécurité régionaux soutenus par les puissances occidentales, notamment dans le cadre de la coopération antiterroriste.
Enfin, la pérennité de ces accords démontre la solidité de la relation stratégique entre les deux États. Depuis les années 2000, de nombreuses visites officielles, tant du côté des chefs d’État que des responsables militaires, ont confirmé la volonté commune de faire évoluer cette coopération vers une alliance globale, intégrant des dimensions technologiques, industrielles et opérationnelles. Selon un spécialiste des relations qataro-françaises, la relation militaire entre nos deux pays est l’une des plus profondes et dynamiques du Golfe.
Les ventes d’armement : pilier économique et diplomatique
Les ventes d’armement occupent une place centrale dans la coopération militaire entre la France et le Qatar. Bien plus qu’un simple échange commercial, ces contrats traduisent un alignement stratégique entre deux États désireux de renforcer leurs capacités de défense, de consolider leurs liens bilatéraux et d’exercer une influence sur la scène régionale et internationale. Depuis le début des années 2000, la France s’est imposée comme un partenaire de référence dans l’arsenalisation du Qatar, avec des livraisons marquant un tournant dans les relations militaires du pays avec l’Occident.
L’accord emblématique intervenu en mai 2015 symbolise cette coopération étroite. Il s’agit du contrat portant sur l’acquisition par le Qatar de 24 avions de chasse Rafale, produits par Dassault Aviation, pour un montant de 6,3 milliards d’euros. Ce contrat inclut également la formation de pilotes, de techniciens, ainsi que la livraison de missiles air-air et air-sol par MBDA, société européenne de missiles à laquelle participe la France. Ce contrat a été complété en décembre 2017 par l’activation d’une option pour 12 avions supplémentaires, portant le total à 36 appareils. Selon Florence Parly, ministre française des Armées à l’époque, le choix du Rafale par le Qatar confirme la qualité du partenariat stratégique qui unit nos deux pays (2). Le Rafale incarne à lui seul la dimension technologique et politique de la coopération bilatérale. D’une part, il permet au Qatar de moderniser ses forces aériennes et de rivaliser en capacité avec ses voisins du Golfe comme les Émirats arabes unis ou l’Arabie saoudite. D’autre part, il permet à la France de soutenir son industrie de défense dans un secteur hautement concurrentiel et symbolique de sa souveraineté technologique. Le transfert de technologies, la maintenance sur place et les formations associées témoignent d’une coopération approfondie, bien au-delà de la logique de client/fournisseur.
Cependant, la coopération militaire ne se limite pas à l’aéronautique. D’autres équipements majeurs ont été exportés vers le Qatar, notamment des Véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI) fabriqués par Nexter, des systèmes de défense antiaérienne, ainsi que des radars et solutions de communication fournis par Thales. Ces équipements renforcent la capacité opérationnelle du Qatar et lui permettent d’atteindre une autonomie stratégique dans un contexte régional très instable.
L’importance de ces contrats pour la France dépasse la sphère militaire. Ils contribuent à la balance commerciale, soutiennent des milliers d’emplois dans les industries de défense, et renforcent le rôle de la France comme puissance exportatrice d’armement. Selon les données du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute), entre 2016 et 2020, le Qatar représentait environ 6 % des exportations d’armes françaises, se positionnant parmi ses cinq premiers clients. Cela place le Qatar au cœur de la stratégie de la France pour diversifier ses débouchés militaires à l’international (3). En retour, le Qatar obtient, au-delà des équipements, une forme de reconnaissance diplomatique. En achetant des armements français, Doha s’ancre dans un partenariat stratégique avec une puissance européenne dotée d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Ce partenariat lui permet également de renforcer ses capacités de négociation face à d’autres puissances, tout en se protégeant d’isolements diplomatiques comme ceux observés lors de la crise du Golfe de 2017.
Enfin, ces relations économiques militaires s’inscrivent dans une logique plus large de soft power. La présence de sociétés françaises au Qatar, la participation à des salons d’armement comme le Doha International Maritime Defense Exhibition (DIMDEX), et les collaborations dans le domaine de la formation militaire sont autant de leviers qui permettent à la France de maintenir une influence dans cette région clé, tout en consolidant l’image d’un Qatar moderne, technologiquement avancé et stratégiquement ancré dans les relations internationales contemporaines.
Coopération sécuritaire et formation
La coopération militaire entre la France et le Qatar ne saurait se réduire à la seule dimension commerciale des ventes d’armement. Elle s’ancre aussi dans une dynamique de formation militaire et de coopération sécuritaire durable, destinée à développer les capacités humaines et organisationnelles des forces armées qatariennes. Cette dimension, souvent moins visible que les contrats de défense, n’en est pas moins essentielle, car elle constitue le socle de l’interopérabilité, de la professionnalisation et de la fidélisation stratégique entre les deux pays.
L’un des piliers de cette coopération repose sur l’accueil d’officiers qataris dans les grandes écoles militaires françaises. Depuis deux décennies, un flux continu d’élèves-officiers issus de l’armée de l’Émirat est accueilli à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, à l’École navale de Brest et à l’École de l’air de Salon-de-Provence et à l’École de guerre. Ces séjours de formation sont bien plus qu’un simple apprentissage technique : ils permettent aux cadres qataris de se familiariser avec les normes, doctrines et cultures militaires françaises. Ils créent aussi des liens personnels et professionnels durables entre les élites militaires des deux pays, favorisant une diplomatie de défense à long terme (4).
À ces programmes s’ajoutent des stages spécialisés organisés par la Direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) et par des organismes comme la Direction générale de l’armement (DGA), dans les domaines de la cyberdéfense, de la maintenance aéronautique, de l’artillerie ou encore du commandement opérationnel. Ces formations, souvent assurées sur site au Qatar, répondent à une logique de transfert de compétences, en cohérence avec la volonté de Doha de bâtir une armée nationale moderne et autonome.
Sur le plan opérationnel, les exercices conjoints renforcent la dimension pratique de cette coopération. Des manœuvres bilatérales régulières sont organisées, telles que l’exercice Gulf Falcon tous les quatre ans, qui simule des scénarios de défense aérienne, de guerre électronique, de coordination interarmes ou encore de sécurisation d’infrastructures critiques. Ces entraînements contribuent à l’interopérabilité entre les forces armées françaises et qatariennes, et permettent également de tester les équipements fournis dans un cadre tactique réel.
En plus de ces dispositifs militaires classiques, la coopération s’étend à des domaines hybrides liés à la sécurité intérieure, à la gestion de crise, à la protection civile et à la lutte contre le terrorisme. En amont de la Coupe du monde de football 2022 organisée au Qatar, la France a joué un rôle central dans la préparation des forces de sécurité qatariennes. Plusieurs unités spécialisées – dont le Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN), la Gendarmerie mobile et les forces cynophiles – ont formé leurs homologues qataris à la sécurisation de sites sensibles, à la gestion de grands rassemblements et à la prévention des menaces NRBC (nucléaire, radiologique, biologique et chimique) (5).
Enfin, au-delà de la formation technique, ces échanges favorisent une culture stratégique commune. Ils permettent au Qatar de mieux comprendre les standards occidentaux de planification et de conduite des opérations, tout en offrant à la France un accès à une armée étrangère en pleine transformation, avec laquelle elle peut expérimenter de nouveaux formats de coopération, notamment dans les domaines cyber, spatial ou maritime. Le partenariat franco-qatarien devient ainsi un laboratoire stratégique d’innovation sécuritaire au Moyen-Orient.
Opérations conjointes et coopération en situation de crise
L’un des aspects les plus révélateurs de la profondeur de la coopération militaire entre la France et le Qatar réside dans leur collaboration sur le terrain, notamment lors d’interventions ou de crises internationales. Ces opérations conjointes traduisent non seulement une compatibilité tactique et une confiance mutuelle, mais elles constituent également un vecteur de projection d’influence pour les deux pays dans des zones géopolitiques sensibles.
La première illustration concrète de cette collaboration opérationnelle remonte à l’intervention en Libye en 2011. Dans le cadre de la Résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, autorisant l’usage de la force pour protéger les populations civiles, la France a joué un rôle moteur au sein de la coalition internationale. Le Qatar, de son côté, a été l’un des rares pays arabes à participer activement à cette intervention, en déployant six avions Mirage 2000, de fabrication française et acquis à la fin des années 1990, et en mettant à disposition des avions de transport C-17 (6). Cette opération conjointe a marqué une étape décisive dans la diplomatie militaire du Qatar, qui y a vu l’opportunité de s’affirmer comme un acteur de sécurité régional, capable de s’engager aux côtés de puissances occidentales. Pour la France, cette coopération arabe était précieuse pour légitimer son intervention dans le monde arabe, tout en renforçant son image de puissance médiatrice.
Au-delà de la Libye, le Qatar et la France ont multiplié les échanges sécuritaires dans la gestion de crises régionales. À titre d’exemple, en 2017, alors que le Qatar faisait face à un blocus diplomatique et économique imposé par plusieurs de ses voisins (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Bahreïn et Égypte), la France a joué un rôle modérateur et a maintenu ses engagements militaires avec Doha. Cette position a été interprétée comme un signal fort de solidarité stratégique.
Les opérations conjointes ne concernent pas uniquement les conflits armés, mais aussi la gestion d’événements majeurs. Comme évoqué précédemment, lors de la Coupe du monde 2022, des équipes françaises ont assisté les forces de sécurité qatariennes pour assurer la protection des infrastructures sensibles, notamment via le déploiement de drones de surveillance, de brigades cynophiles et de spécialistes en lutte NRBC (7). À cette occasion, la collaboration s’est intensifiée dans le domaine de la cybersécurité. La France a fourni un appui technique pour la surveillance des réseaux de communication, la protection contre les cyberattaques et la coordination entre les cellules de crise qatariennes et françaises. Cette dimension cyber illustre l’évolution des menaces sécuritaires et la capacité des deux pays à adapter leur coopération aux nouveaux défis technologiques. En retour, Doha a également manifesté son soutien opérationnel à la France et notamment en 2024 lors des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris (voir infra).
Ces gestes de coopération sur le terrain renforcent l’idée que le partenariat militaire franco-qatarien ne se limite pas à une relation fournisseur-client, mais s’inscrit dans une dynamique bilatérale d’alliance, dans laquelle les deux parties assument des responsabilités partagées face aux enjeux sécuritaires contemporains.
Coopération industrielle et transferts technologiques
Au-delà des relations militaires classiques, un pan en pleine expansion de la coopération franco-qatarienne concerne le développement industriel dans le domaine de la défense. Cette nouvelle dimension marque une évolution dans la nature du partenariat : il ne s’agit plus seulement pour le Qatar d’acheter des équipements militaires à la France, mais également de participer à leur développement, leur production et leur maintenance, en implantant localement des capacités industrielles de défense.
L’une des tendances notables des dix dernières années est la montée en puissance des transferts de technologie liés aux grands contrats d’armement. Lors de l’achat des Rafale par le Qatar, des engagements ont été pris pour assurer un soutien logistique local, ainsi que la formation de techniciens et d’ingénieurs dans les domaines de la maintenance et de la simulation. Thales, MBDA et Nexter ont également proposé des partenariats visant à établir des infrastructures locales de formation et de support, contribuant à l’émergence d’un écosystème qatarien de défense. Cette dynamique industrielle s’inscrit dans la stratégie nationale Vision 2030 du Qatar (8), qui vise à diversifier son économie en développant des secteurs à haute valeur ajoutée, dont la défense et la cybersécurité. Le partenariat avec la France offre au Qatar l’opportunité d’accéder à des savoir-faire, des techniques avancées et à des chaînes de production intégrées, tout en réduisant sa dépendance vis-à-vis des fournisseurs étrangers.
Du côté français, cette coopération industrielle représente une opportunité économique, mais aussi une stratégie d’influence. En implantant durablement ses industriels sur le territoire qatari, la France renforce son empreinte stratégique dans le Golfe. Ces implantations facilitent également l’entretien des équipements en service, réduisent les délais logistiques, et permettent d’assurer un suivi de long terme des systèmes déployés, tels que les radars Thales ou les blindés Nexter (9).
Un autre volet important de cette coopération est le soutien au développement de la recherche appliquée en matière de défense. Des accords ont été signés entre l’Université Hamad bin Khalifa à Doha et des institutions françaises comme l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’Espace (ISAE-Supaéro) ou l’École polytechnique. Ces partenariats encouragent les échanges d’étudiants, la recherche conjointe et les projets innovants dans les domaines de la défense électronique, des drones, de l’Intelligence artificielle (IA) et des systèmes embarqués.
Enfin, les deux pays explorent des formes de coopération dans les secteurs émergents liés à la défense, tels que la cybersécurité, la sécurité des infrastructures critiques et la surveillance maritime. La création de centres d’excellence conjoints, financés par des fonds souverains qataris et appuyés par l’expertise technique française, pourrait devenir un moteur pour une coopération industrielle durable et résiliente face aux menaces du XXIe siècle.
Formation d’une architecture sécuritaire régionale et multilatéralisme
Une dimension importante mais souvent sous-estimée de la coopération militaire franco-qatarienne réside dans leur engagement commun à construire une architecture de sécurité régionale stable et inclusive. Dans un contexte marqué par les tensions entre l’Iran et les monarchies du Golfe, la militarisation croissante du Moyen-Orient et l’affaiblissement de certains mécanismes de dialogue, la France et le Qatar jouent un rôle stratégique dans le soutien au multilatéralisme sécuritaire et à la désescalade diplomatique.
La France, en tant que puissance moyenne dotée d’une capacité de projection et membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, conserve une influence notable dans les affaires du Golfe. Elle s’efforce d’articuler ses actions de défense à une diplomatie active, soucieuse de préserver l’équilibre stratégique régional. Cette position trouve un écho favorable au Qatar, dont la politique étrangère repose historiquement sur une diplomatie de médiation, de neutralité active et de recherche de partenariats multiples (10).
Ainsi, les deux États se retrouvent régulièrement à défendre des approches concertées au sein de forums internationaux comme la Conférence de Munich sur la sécurité (MSC), le Dialogue de Manama (Bahreïn) ou les consultations stratégiques bilatérales. Ils y promeuvent une architecture sécuritaire régionale fondée sur la dissuasion équilibrée, la lutte contre le terrorisme transnational, la régulation des trafics d’armes, et le respect du droit international humanitaire.
Dans cette optique, la France soutient les efforts du Qatar pour jouer un rôle de facilitateur dans plusieurs conflits régionaux. Elle a ainsi reconnu son rôle lors des négociations de paix intra-afghanes tenues à Doha, ou dans les tentatives de médiation entre factions palestiniennes. Cette diplomatie parallèle est rendue crédible par la montée en compétences militaire du Qatar et par son statut de partenaire stratégique de pays comme la France ou les États-Unis.
Sur le plan pratique, cette volonté de bâtir un multilatéralisme sécuritaire se traduit par des programmes conjoints de formation et de sensibilisation. Par exemple, la France et le Qatar ont coorganisé plusieurs séminaires sur la prévention de la radicalisation, la protection des sites sensibles et la gestion des menaces hybrides. Ces événements, souvent en partenariat avec des institutions comme l’Otan et l’Union européenne (UE), contribuent à fédérer d’autres États du Golfe autour de normes communes.
Cette coopération multilatérale s’accompagne également d’une coordination croissante dans les interventions humanitaires. Lors des crises au Liban (explosion du port de Beyrouth en 2020), en Afghanistan (2021) ou encore à Gaza (2023), la France et le Qatar ont activé des mécanismes conjoints de soutien logistique, d’évacuation médicale et d’acheminement de l’aide d’urgence. Ces actions consolident leur image d’acteurs responsables et solidaires dans une région en proie à des turbulences permanentes.
Enfin, dans le cadre du renforcement du multilatéralisme, les deux États appuient l’idée d’un dialogue élargi incluant des acteurs non étatiques, des ONG spécialisées dans la médiation, et des think tanks stratégiques. Ils participent également à la réflexion sur la réforme des instances de sécurité collective, notamment l’ONU et le Conseil de sécurité, pour y intégrer davantage les préoccupations du Sud global.
Cette orientation montre que la coopération militaire franco-qatarienne dépasse les frontières du bilatéralisme pour se projeter dans des enjeux de gouvernance sécuritaire régionale et mondiale. En s’appuyant sur des moyens crédibles, des alliances équilibrées et une diplomatie active, la France et le Qatar entendent jouer un rôle structurant dans l’élaboration d’un ordre sécuritaire multipolaire, plus inclusif et mieux adapté aux défis contemporains.
JOP Paris 2024 : une coopération sécuritaire renforcée
L’organisation des JOP de Paris 2024 constitue un moment clé dans le renforcement de la coopération sécuritaire entre la France et le Qatar. Dans un contexte d’alerte élevée face aux menaces terroristes et aux tensions sociales internes, la France a sollicité l’aide de plusieurs alliés internationaux pour garantir le bon déroulement de cet événement mondial. Le Qatar a répondu favorablement à cette demande, traduisant ainsi la solidité des relations diplomatiques et militaires entre les deux États.
En juillet 2024, le Qatar a déployé 105 agents de sécurité à Paris pour appuyer les dispositifs de surveillance mis en place par les autorités françaises. Cette présence s’est accompagnée d’une livraison de matériel militaire, incluant des véhicules blindés, des équipements de vision nocturne et des dispositifs de communication tactique. Le journal Le Monde rapporte que ces moyens ont permis de compenser une partie du déficit opérationnel français, lié notamment à la mobilisation d’unités en Nouvelle-Calédonie (11).
Cette coopération inédite dans le cadre d’un événement international sportif en Europe constitue un tournant. Elle marque la transformation du Qatar en fournisseur de sécurité extérieure, au-delà de son territoire. Pour la France, l’apport qatari représente un soutien logistique précieux mais également un symbole fort de solidarité stratégique : il démontre que les engagements de Doha ne sont pas uniquement financiers ou contractuels, mais qu’ils se traduisent également par une implication directe sur le terrain.
Par ailleurs, cette initiative a été précédée d’une collaboration sécuritaire déjà éprouvée lors de la Coupe du monde au Qatar en 2022. Durant cette période, les forces françaises avaient déployé 220 gendarmes mobiles, des agents spécialisés dans la sécurité des foules et des experts en cyberdéfense pour appuyer leurs homologues qataris (ministère de l’Intérieur, 2022). Ce précédent a sans doute servi de modèle pour la coopération durant les Jeux de Paris.
En outre, la coopération a été encadrée par un dialogue bilatéral de haut niveau entre les ministères de l’Intérieur et les états-majors des deux pays. Des réunions régulières ont permis d’assurer la coordination entre les différentes unités de sécurité, avec la mise en place de cellules conjointes de commandement et d’échange d’informations sensibles. Cette démarche renforce les dispositifs de renseignement partagé et inscrit la relation franco-qatarienne dans une logique de sécurité intégrée.
Enfin, la couverture médiatique et politique de cet appui qatarien a suscité un débat en France sur l’autonomie sécuritaire nationale. Toutefois, les autorités françaises ont insisté sur le fait que cette coopération était complémentaire aux dispositifs nationaux, et qu’elle participait à une stratégie globale de sécurisation des JOP, mobilisant plus de 45 pays partenaires (12).
Ainsi, l’implication du Qatar dans les Jeux de Paris 2024 dépasse la simple dimension opérationnelle. Elle constitue un jalon diplomatique dans l’histoire de la relation bilatérale, confirmant l’importance du Qatar comme acteur de sécurité global et allié crédible pour la France dans un contexte international marqué par l’interdépendance et la multipolarité.
Enjeux géopolitiques et stratégiques
Les relations diplomatiques militaires entre la France et le Qatar s’inscrivent dans un contexte international marqué par des recompositions profondes des alliances régionales et une redéfinition des priorités stratégiques. Cette coopération dépasse le cadre bilatéral classique pour devenir un levier d’influence mutuelle sur la scène internationale, particulièrement dans une région du monde marquée par l’instabilité et les rivalités géopolitiques.
Du point de vue de la France, le Qatar représente un partenaire stratégique dans le Golfe, capable d’assurer une présence et un relais diplomatique dans un espace géographique dominé par les puissances concurrentes que sont l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie. À travers sa base aérienne de Camp de Bourges-Baie, mais aussi par l’accès à des installations qatariennes, la France dispose d’un ancrage opérationnel qui lui permet de projeter ses forces vers l’Irak, la Syrie ou encore le Sahel. En 2013, le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale indiquait que la France devait renforcer sa capacité à anticiper les menaces dans des zones clés comme le Golfe – notamment en déployant des forces, en entretenant des partenariats régionaux et en mettant en place des dispositifs intégrés de résilience et de projection de puissance (13).
Pour le Qatar, le partenariat avec la France permet de diversifier ses alliances traditionnelles, historiquement dominées par les États-Unis. En renforçant ses liens avec une puissance européenne, Doha cherche à s’affirmer comme un acteur diplomatique autonome, capable de jouer un rôle de médiateur dans les conflits régionaux. Le Qatar a ainsi été un acteur clé dans les négociations en Afghanistan, au Liban ou encore entre Israël et le Hamas. La crédibilité acquise sur la scène internationale est en partie liée à sa capacité à s’appuyer sur des alliés de confiance comme la France (14).
Sur le plan stratégique, la coopération militaire permet aussi au Qatar d’anticiper les évolutions technologiques en matière de défense. Les accords signés avec la France englobent de plus en plus des composantes cyber, spatiales et de renseignement, comme l’illustre le protocole signé en 2022 sur la protection des infrastructures critiques. Cette coopération s’inscrit dans la logique plus large du « Dialogue stratégique Qatar-France », lancé en 2019 pour structurer les échanges multisectoriels entre les deux pays.
En outre, l’asymétrie apparente entre une puissance moyenne occidentale et un petit État du Golfe est compensée par la complémentarité de leurs intérêts. La France y trouve une opportunité d’exportation d’équipements militaires, de rayonnement diplomatique et de présence régionale ; le Qatar y gagne en sécurité, en expertise militaire et en légitimité politique. Cette convergence des intérêts se manifeste également dans les votes concertés à l’ONU, dans les efforts conjoints de médiation et dans les réponses coordonnées face aux crises humanitaires (15).
Enfin, cette relation s’inscrit dans une perspective d’adaptation aux nouvelles menaces globales. Cybercriminalité, désinformation, conflits hybrides et vulnérabilité des chaînes logistiques stratégiques imposent une coopération renforcée, à laquelle la France et le Qatar se sont engagés à travers des dispositifs durables. Le 11 février 2019, à l’occasion du lancement officiel du dialogue stratégique entre les deux pays, le ministre qatari des Affaires étrangères, Cheikh Mohammed bin Abdulrahman Al Thani, soulignait que le partenariat avec la France n’est pas seulement une alliance militaire, c’est une vision partagée de la sécurité de demain. Cette déclaration illustre la volonté commune de dépasser la coopération traditionnelle pour construire un modèle de sécurité intégrée, face à l’évolution rapide des menaces contemporaines.
Conclusion
L’étude des relations diplomatiques militaires entre la France et le Qatar met en évidence une alliance fondée sur la convergence d’intérêts stratégiques, économiques, sécuritaires et diplomatiques. Depuis les premiers accords de défense signés dans les années 1990, ce partenariat s’est transformé en une coopération globale et multidimensionnelle, englobant la formation, les ventes d’armement, les interventions conjointes et la gestion des grands événements internationaux.
La France, en s’associant à un État du Golfe comme le Qatar, renforce sa capacité de projection dans une région hautement stratégique, tout en soutenant son industrie de défense et son influence diplomatique. Le Qatar, quant à lui, bénéficie du savoir-faire militaire français, d’une légitimation internationale accrue et d’un positionnement diplomatique plus équilibré face aux grandes puissances régionales et mondiales. Cette coopération contribue également à améliorer l’image du Qatar sur la scène internationale, en mettant en avant son rôle d’allié fiable et actif dans la prévention des crises et la stabilité géopolitique.
Les nombreuses initiatives conjointes analysées dans ce travail – du contrat Rafale à la sécurisation des Jeux olympiques de Paris 2024 – démontrent la maturité d’un partenariat qui repose autant sur la confiance politique que sur l’efficacité opérationnelle. Cette alliance se distingue par sa capacité d’adaptation aux nouveaux défis de la sécurité internationale, notamment dans les domaines du cyberespace, du renseignement et de la lutte contre le terrorisme. La coopération ne se limite donc plus à des livraisons d’armes ou à des exercices conjoints : elle s’étend à des projets technologiques de pointe, à des échanges de doctrine militaire, et à une coordination dans les arènes diplomatiques internationales, notamment à l’ONU et dans les forums de défense régionaux.
Dans un monde marqué par l’incertitude stratégique, les rivalités multipolaires et les menaces asymétriques, la relation militaire franco-qatarienne s’inscrit dans une dynamique de coopération durable. Elle témoigne de la volonté des deux États d’inscrire leur action dans une vision commune de la sécurité collective, au service de la stabilité régionale et du dialogue international. Le Qatar, tout en affirmant sa souveraineté et son indépendance diplomatique, s’appuie sur des partenariats avec des États comme la France pour développer une architecture de sécurité plus résiliente et autonome.
Ainsi, loin de se limiter à des échanges transactionnels, cette relation apparaît comme un modèle de diplomatie militaire fondée sur le partenariat équilibré, la complémentarité des intérêts et la construction d’une sécurité partagée à long terme. Elle pourrait servir d’exemple à d’autres alliances stratégiques dans le monde, en démontrant que les coopérations Sud-Nord, fondées sur le respect mutuel, la compétence technique et la solidarité politique, sont capables d’innover, de durer et de s’étendre à des domaines stratégiques émergents comme l’espace, la transition énergétique ou la sécurité environnementale.
(1) Commission des affaires étrangères, Projet de loi autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de l’État du Qatar sur l’encouragement et la protection réciproques des investissements (ensemble une annexe) (Rapport d’information n° 1699), 16 juin 1999, Assemblée nationale (https://www.assemblee-nationale.fr/11/rapports/r1699.asp).
(2) Parly Florence « Discours sur la coopération stratégique avec le Qatar », 7 décembre 2017, ministère des Armées.
(3) Hollande François, « Point de presse du président de la République, sur la vente d’avions de combat Rafale au Qatar, à Doha », Élysée, 4 mai 2015 (https://www.elysee.fr/front/pdf/elysee-module-13345-fr.pdf).
(5) Commission des affaires étrangères, Projet de loi autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de l’État du Qatar relatif au statut de leurs forces (Rapport d’information n° 4755), 1er décembre 2021, Assemblée nationale (https://www.assemblee-nationale.fr/).
(5) Dupré Rémi, « Mondial 2022 : un partenariat clivant entre France et Qatar sur la sécurité », Le Monde, 10 octobre 2022.
(6) Chamayou Grégoire, Théorie du drone, La Fabrique Éditions, 2013, 368 pages.
(7) Ministère des Armées, « Sécurisation de la Coupe du monde 2022 : les armées françaises en appui », 20 décembre 2022 (https://www.defense.gouv.fr/actualites/securisation-coupe-du-monde-2022-armees-francaises-appui).
(8) National Planning Council (Qatar), Qatar National Vision 2030 (https://www.npc.qa/).
(9) Ministère des Armées, « Séjour du ministre au Qatar : renforcement de la coopération industrielle et stratégique », 21 juillet 2023 (https://www.defense.gouv.fr/).
(10) Colonna Catherine, « Déclaration de la ministre de l’Europe et des Affaires étrangères sur les relations entre la France et le Qatar », 8 juin 2023 (https://www.vie-publique.fr/discours/289818-catherine-colonna-08062023-france-qatar).
(11) Avec AFP, « Jeux olympiques : des policiers qataris arrivent à Paris », Le Monde, 13 juillet 2024 (https://www.lemonde.fr/).
(12) Albertini Antoine et Carpentier Arthur, « Véhicules blindés, jumelles de vision nocturne : quand le Qatar prête son matériel à la gendarmerie pour les JO », Le Monde, 15 juillet 2024.
(13) Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, 2013 (https://www.vie-publique.fr/).
(14) Alvarez-Ossorio Ignacio et Rodriguez Garcia Leticia, « The Foreign Policy of Qatar: From a Mediating Role to an Active One », Revista Espanola de Ciencia Politica, n° 56, juillet 2021, p. 97-120 (https://dialnet.unirioja.es/).
(15) Par exemple concernant l’aide conjointe à Gaza ou au Liban, cf. « Communiqué conjoint à l’occasion de la visite d’État en France de Son Altesse Cheikh Tamim bin Hamad Al Thani, Émir de l’État du Qatar », Ambassade de France au Qatar, 6 janvier 2025 (https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2024/02/27/communique-conjoint-a-loccasion-de-la-visite-detat-en-france-de-son-altesse-cheikh-tamim-bin-hamad-al-thani-emir-de-letat-du-qatar).






